Du Mirage au Gripen: l’épreuve du carcan financier

Défense De nouveaux documents racontent les débuts de «l’affaire du Mirage» il y a tout juste cinquante ans

> Des ingrédients de la crise des Mirage ont une résonance avec le feuilleton de l’achat des Gripen

L’affaire, très pénible, le préoccupe depuis bien longtemps, avoue Paul Chaudet à ses collègues du Conseil fédéral. Dans ses petits souliers, le Vaudois informe le collège que l’acquisition de 100 avions de chasse Mirage a entraîné des dépenses bien plus élevées que les 871 millions votés par le parlement trois ans plus tôt. Ce 28 février 1964, le Vaudois rapporte devant un Conseil fédéral pour le moins irrité. Il sera autorisé à demander aux Chambres fédérales une rallonge de 576 millions. Mais personne n’imagine alors que ce crédit supplémentaire déclenchera un tsunami politique. La crise culminera avec la démission du conseiller fédéral le 28 novembre 1966; elle changera l’équilibre des pouvoirs entre Conseil fédéral et parlement.

Des contextes différents, mais une même question

«L’affaire des Mirage» s’est nouée il y a tout juste cinquante ans. A une encablure de la votation sur l’acquisition des Gripen, le Centre de compétence pour l’histoire de la politique étrangère met en ligne des documents diplomatiques qui éclairent comment le scandale est né. Directeur du groupe de recherche, Sacha Zala se défend d’une quelconque intrusion dans la campagne référendaire. Son groupe d’historiens travaille «en toute indépendance», il exhume plusieurs fois par année des documents clés de la politique étrangère de la Suisse «sélectionnés selon des critères scientifiques». Le dossier électronique «Les 50 ans du début de l’«affaire des Mirage» – une dizaine de documents diplomatiques accessibles sur www.dodis.ch* – n’a pas suscité de réaction.

Les contextes des achats des Mirage et des Gripen sont trop différents pour que les leçons du premier permettent de spéculer sur le sort du second. Des ingrédients similaires traversent toutefois les deux procédures d’acquisition. Le choix d’un avion de combat est forcément un événement rare; il se fait pour au moins une génération. L’appareil concentre dans un faible volume un maximum de technologie ultra-sophistiquée, ce qui le rend extraordinairement cher, même fabriqué en série. Hier comme aujourd’hui, la même question se pose: l’avion de combat n’est-il pas trop coûteux pour un petit pays comme la Suisse?

La facture (3 milliards de francs) est le principal argument fédérateur des adversaires du Gripen. Ils ne poursuivent toutefois pas les mêmes objectifs: certains veulent redimensionner l’armée, d’autres réorienter ses missions; et quelques-uns rêvent de la supprimer.

En 1960, rien n’est trop cher pour les militaires

Dans le cas des Mirage, la facture n’a d’abord pas été un obstacle. Souvenons-nous. L’évaluation des modèles en concurrence et la décision d’achat se déroulent en pleine Guerre froide. Le soulèvement hongrois réprimé par les chars soviétiques, en 1956, a donné un élan à la défense nationale. L’Europe réarme contre le péril rouge. L’armée suisse, cette «école de la nation», est incontestée. Ne proclame-t-on pas à cette époque: «La Suisse est une armée!»

Rien ne semble trop beau ni trop cher aux militaires helvétiques pour garantir la sécurité du pays. Avec le recul, la commande de 100 Mirage paraît démesurée, mais autrefois elle ne choquait pas. La Suisse, neutre et déterminée à se défendre seule, entretient, relativement à la taille de son territoire et de sa population, une des plus grandes armées d’Europe. Les cercles militaires sont même favorables à ce que la Suisse se dote ­d’armes nucléaires. Une initiative prônant l’interdiction constitutionnelle des armes atomiques a abouti en 1958 mais elle échoue nettement en votation en 1962 – 65% de non, mais un petit oui en Suisse romande et au Tessin. La propagande adverse a réussi à réduire le débat à un choix pour ou contre la défense nationale – la même musique est jouée par les partisans du Gripen.

Le nec plus ultra, mais trop coûteux pour la Suisse

Le vent favorable à l’armée tourne en 1964. La contrainte financière s’impose brutalement le jour où le pays découvre le renchérissement massif des Mirage: +66% sur la facture initiale, c’est le déclic. L’opinion publique s’indigne, compare le prix d’un Mirage en blocs hospitaliers, en logements, en écoles. L’envol de la facture est critiqué par tous les partis. Le Département des finances (DFIN) justifie le crédit supplémentaire «horriblement élevé, qui dépasse de loin l’ordinaire»; mais il stigmatise la fuite en avant: «L’augmentation exponentielle des coûts des avions modernes est si évidente que dans le meilleur des cas, c’est une question de temps de savoir quand les capacités d’un petit Etat comme le nôtre seront épuisées. Et notre immense volonté de nous défendre n’y changera rien.» Suit cet avertissement: à l’avenir, l’armée devra faire des choix, revoir ses priorités et accepter des renoncements douloureux.

Le co-rapport du DFIN, destiné à préparer le message du Conseil fédéral justifiant la rallonge de 546 millions, est sévère avec le DMF. Il épingle les deux motifs à l’origine de l’explosion de la facture: les vœux particuliers des militaires concernant l’électronique de l’avion et des équipements transformant le chasseur en bombardier polyvalent; et le souhait de produire en Suisse, sous licence, des pièces de l’avion français. L’armée, voulant le nec plus ultra, a «helvétisé» le Mirage III; c’est au-dessus des moyens de la Suisse.

Lors de la séance du 28 février 1964 que le Conseil fédéral consacre aux Mirage, le chef du DMF essuie les critiques de ses collègues avant d’arracher leur soutien. Roger Bonvin déplore l’opacité de la procédure d’achat menée par les militaires, hors de tout contrôle. Willy Spühler critique «le flou financier qui a entouré cette aventure dès le départ»; il conteste la pertinence du commerce compensatoire – pourquoi soutenir à tout prix l’industrie suisse par des commandes de faveur à ses entreprises alors qu’elles produisent 20% plus cher que les sociétés françaises? Hans Schaffner voit dans la débâcle les traces du «perfectionnisme et de la manie de la polyvalence, obsession suisse qui ne concerne pas que les militaires».

Secoué, Paul Chaudet défend la hiérarchie militaire. Les cadres et les experts ont agi «pour le bien du pays», afin que celui-ci dispose des appareils les plus modernes. Il récuse le reproche de perfectionnisme, mais concède un «manque d’expérience» à mener la procédure d’achat. Il protège le chef de l’Etat-major général, Jakob Annasohn, lui aussi «miné au plus haut point». Pressé d’établir en toute clarté les responsabilités, il décline: la situation fort désagréable résulte d’un travail d’équipe.

Adapter la commande aux moyens disponibles

Devant la Commission de sécurité du National, Paul Chaudet dira le 10 juin 1964: «Il faut vouloir le progrès. C’est dans cet esprit que je vous demande de me laisser poursuivre ma tâche.» Il ne sera pas entendu. Le parlement refuse la rallonge. Il prend la décision radicale de réduire la commande de 100 à 57 appareils, donnant raison au conseiller fédéral Hans-Peter Tschudi, qui a en vain réclamé du gouvernement «toutes les économies possibles» sur le programme d’achat des Mirage.

Le parlement met ensuite sur pied la première commission d’enquête parlementaire de l’histoire suisse, dont les conclusions seront accablantes et entraîneront le limogeage du chef des Forces aériennes, Etienne Primault. Jakob Annasohn démissionnera dans la foulée. Puis Paul Chaudet se retirera. Sacha Zala parle d’une «césure institutionnelle»: «La crise des Mirage a changé la relation entre législatif et exécutif. L’affaire a révélé au parlement sa responsabilité de contrôler le Conseil fédéral et d’être un acteur dans les affaires internationales.»

* Le site Dodis.ch, pour Documents diplomatiques suisses, réunit une collection de documents inédits présentés par thèmes. L’intégralité du dossier consacré à l’affaire des Mirage porte le matricule dodis.ch/T621