Modigliani, Picasso, Vinci: une affaire hors norme

Une collection exceptionnelle, des transactions à neuf chiffres, un préjudice supposé de plusieurs dizaines de millions de dollars. Tout est hors norme dans «l’affaire Bouvier – Rybolovlev». A commencer par le montant de la caution que la justice monégasque exige de l’entrepreneur genevois, mis en examen samedi pour «escroqueries» et «complicité de blanchiment».

Le juge d’instruction a renoncé à la détention provisoire pour le roi des ports francs. Mais, sous contrôle judiciaire, Yves Bouvier paie cher sa liberté: 10 millions d’euros, échelonnés sur deux mois: 2,5 millions à verser avant le 9 mars, 2,5 millions au 31 mars et 5 millions au 30 avril. Le patron de Natural Le Coultre a beau figurer, dixit Bilan, dans le palmarès des 300 plus grosses fortunes suisses, «quand on est très peu liquide comme lui, sortir ces millions, c’est compliqué», résume un proche du dossier.

Hors norme lui aussi, le multimilliardaire russe Dmitri Rybolovlev en est persuadé: Yves Bouvier et sa complice, une amie commune suisse, résidente monégasque et russophone, l’ont escroqué en lui surfacturant des tableaux de maître alors que le Genevois agissait comme intermédiaire. Ou plutôt: ils auraient escroqué les deux sociétés détentrices de sa collection – évaluée à 2 milliards de dollars, selon nos informations –, Xitrans Finance Ltd et Accent Delight Ltd, sises à Tortola, îles Vierges britanniques. Sociétés qui seraient détenues à leur tour par un trust chypriote, dont les bénéficiaires sont les deux filles de Dmitri Rybolovlev.

Depuis que Dmitri Rybolovlev et son ex-femme Elena se déchirent, chacune des deux filles a choisi son camp. La cadette celui de sa mère et Ekaterina, l’aînée, celui de son père, chez qui elle est domiciliée à Monaco. C’est cette dernière qui aurait donné mandat à l’avocate genevoise Tetiana Bersheda, conseil de Dmitri Rybolovlev, d’agir contre Yves Bouvier.

Fait inhabituel, la dénonciation pénale déposée le 9 janvier – que Le Temps a pu consulter – est signée par Me Bersheda. Une plainte pour «faux en écriture» et «escroquerie», qui résume par le menu ce que le clan reproche à Yves Bouvier.

Selon ce document, c’est lui qui conduisait les négociations avec les vendeurs. Hormis deux transactions, aucun contrat de vente n’était rédigé. Mais Yves Bouvier établissait des factures. Une première pour le prix de vente, payable à une société hongkongaise, MEI Invest Limited, détentrice d’un compte à la Compagnie Bancaire Helvétique, à Genève. Une seconde facture pour la commission d’Yves Bouvier: 2% du prix de vente, payable sur son compte dans la même banque dans un premier temps, puis sur un compte ouvert chez HSBC Hong Kong.

A en croire les plaignants, Yves Bouvier et Dmitri Rybolovlev avaient d’excellentes relations. Au point que le premier était un habitué des anniversaires du second, organisés à Hawaï ou à New York.

«Il s’est servi copieusement»

A propos d’une toile de Toulouse-Lautrec, Au lit: Le Baiser (1892), Yves Bouvier écrit à Mikhaïl Sazonov, l’homme de confiance de l’oligarque: «J’avais fait informer DR que j’avais obtenu après négociation un super et dernier prix de 14 millions d’euros, parce que le vendeur avait une opportunité pour investir.» Au sujet d’une œuvre de Magritte, Le Domaine d’Arnheim (1938), il dit devoir «agir dans la plus grande discrétion pour éviter d’attirer l’attention sur ce tableau», au risque «de le perdre pour une vente aux enchères».

Autre exemple, le N° 6 – Violet, Green and Red, de Rothko (1951) est en partie troqué, le vendeur reprenant une Tête de Modigliani pour 60 millions de dollars. La plainte mentionne encore les acquisitions de Wasserschlangen, de Klimt, ou de Mousquetaire à la pipe, de Picasso.

Mais c’est en détaillant l’acquisition de deux chefs-d’œuvre que les plaignants motivent leur accusation: le Nu au coussin bleu de Modigliani et le Salvator Mundi récemment attribué à Léonard de Vinci. Selon la plainte, Dmitri Rybolovlev acquiert celui-ci en mai 2013 par le biais d’Yves Bouvier pour 127,5 millions de dollars. Et lui verse une commission de 1,275 million. Problème, précise la plainte, le Russe découvre dans un article du New York Times que le vendeur n’aurait, lui, touché que «75 à 80 millions de dollars». Le Genevois aurait donc encaissé un profit de quelque 50 millions de dollars en plus de sa commission, à l’insu de son client.

Autre mauvaise surprise: lors d’un dîner, le 31 décembre dernier à New York, Dmitri Rybolovlev rencontre le «conseiller en art Sandy Heller». Lequel lui révèle que le collectionneur Steven Cohen, pour qui il a travaillé, a touché 93,5 millions de dollars pour la vente du Nu au coussin bleu . Or c’est encore un tableau acheté par la galaxie Rybolovlev via Yves Bouvier. Et les factures, annexées à la plainte, indiquent un prix de vente de 118 millions, avec 2,36 millions pour les honoraires d’Yves Bouvier. Pour le clan russe, l’affaire est entendue: au-delà de ses commissions, Yves Bouvier «s’est servi très copieusement sur le prix de vente». La plainte est déposée neuf jours après le dîner new-yorkais .