Une équipe d’historiens souhaite redonner accès aux textes fondateurs du mythe de Guillaume Tell et de la «libération des Suisses». Ils vont proposer, cet automne, une traduction française de ces documents anciens rédigés deux siècles plus tard. A quelques jours de la Fête nationale, Jean-Daniel Morerod, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Neuchâtel, explique la démarche.

Le Temps: Comment avez-vous été amené à vous intéresser à ces documents oubliés? Jean-Daniel Morerod: Il y a une première dimension inconsciente. Comme d’autres, nous nous sommes remis à porter un regard plus patriotique sur notre pays. Quelque chose est en train de changer. On sent un retour de tendresse pour une Suisse qui subit des assauts critiques depuis plusieurs années, pour la petite république des montagnes qui n’entrera pas dans l’Europe. Il faut ajouter à cela la découverte toute récente de deux documents dans les archives de Neuchâtel. Il s’agit d’une traduction inachevée et anonyme d’une pièce de théâtre, le Jeu de Tell. Elle date des années 1560 alors que la pièce de théâtre originale remonte aux années 1510. Et puis on a découvert, en ornement de la première lettre d’une reconnaissance fiscale établie à Cressier en 1571, un dessin montrant Guillaume Tell tirant sur la pomme. Personne n’avait imaginé qu’il y ait déjà un intérêt «romand» pour ces mythes au milieu du XVIe siècle.

– De quand datent les textes originaux que vous avez examinés et traduits?

– Surtout des années 1470 à 1525. Le plus ancien récit complet de la libération des communautés du Gothard est le Livre-Blanc de Sarnen de 1470/1480 environ. Il s’agit en fait d’un recueil de chancellerie. Les autres textes semblent s’en être inspirés. Nous avons la Chronique confédérale de Melchior Ru ss vers 1480, le Chant de Tell, une chanson écrite autour de 1480, le Jeu de Tell déjà évoqué et quelques autres évocations plus anciennes mais moins centrales. Nous avons arrêté nos recherches en 1525, car, après cette date, les mentions de Guillaume Tell se multiplient de façon exponentielle, sans apporter d’éléments nouveaux.

– Ces documents avaient-ils déjà été traduits?

– Oui, partiellement. Il existe des traductions du XIXe siècle. Mais les traductions vieillissent plus vite que tout autre texte.

– Pour quelles raisons?

– Il y a une sorte de compromis entre la langue du moment et la représentation du passé. Les traducteurs ont souvent tendance à recourir à des archaïsmes pour affronter certains problèmes difficiles. Une traduction est rarement faite de mots et de tournures à la mode. On finit par s’y perdre.

– La traduction n’est-elle pas aussi marquée par l’esprit philosophique et politique de son époque?

– Oui, tout à fait. Les traductions faites au XIXe ne parlent pas aux générations actuelles. C’est pour cela que nous avons jugé utile d’en proposer une nouvelle version. Comme il s’agit de textes rédigés en allemand médiéval et en latin, nous avons collaboré avec l’institut d’allemand et des tra ducteurs latins de l’université.

– Que nous disent ces textes?

– Ils racontent la libération des communautés du Gothard selon un scénario qui demeure invariablement le même tout en se perfectionnant. C’est tout à fait frappant. Il faut à peu près un siècle pour donner un tour parfait du point de vue littéraire et historique à ce scénario, par le rajout de dates, de détails psychologiques, etc. Ce scénario s’exprime dans tous les genres littéraires. Il en existe des versions narratives, poétiques, théâtrales. Le cœur du récit est constitué des aventures de Guillaume Tell, de son tir, de la tempête, du meurtre du bailli Gessler. Et tout converge vers le Serment du Grütli. Parce qu’ils sont concentrés dans le temps, ces événements donnent le sentiment que la Suisse s’est libérée en quelques mois alors qu’ils ont dû quand même s’étaler sur vingt ou vingt-cinq ans.

– Comment expliquez-vous ce besoin subit de créer l’histoire de Guillaume Tell environ deux siècles plus tard?

– Il faut se souvenir que la Confédération a failli imploser plusieurs fois au milieu du XVe siècle. Il y a eu des tensions entre Zurich et les autres Confédérés, il y a eu les guerres de Bourgogne. La Confédération vit des moments de doutes. Elle a besoin d’une histoire de solidarité et d’alliance et elle va l’écrire. Elle se constitue un ciment national. On peut d’ailleurs se demander si les mythes n’ont pas aussi été mis par écrit comme guide de bon gouvernement.

– Quel rôle joue l’invention de l’imprimerie dans cette affaire?

– Un rôle absolument central. Il est frappant d’observer que, si les petits cantons répandent largement ces récits, les centres urbains où se développe l’imprimerie, comme Zurich et Bâle, se laissent charmer par des histoires d’Uranais et les diffusent aussi. En 1507, la Chronique suisse de Petermann Etterlin, un beau livre illustré de gravures publié à Bâle, montre que la culture a incorporé les mythes suisses.

– Dans votre livre, vous citez d’autres exemples d’archers résistants. Etait-ce une mode à l’époque?

– Oui. Il y a une similitude parfaite entre l’archer scandinave Toko, dont l’histoire a été écrite durant la première moitié du XIIIe siècle, et Guillaume Tell. En Angleterre à l’époque, la chanson du tireur William de Cloudesley était très en vogue. Cela relève, semble-t-il, d’un folklore commun qui est mis par écrit et attribué à des personnages particuliers.

– Avec cet ouvrage, n’êtes-vous pas en train de tuer une nouvelle fois le mythe de Guillaume Tell?

– Je crois qu’il n’y a plus aucune chance de pouvoir défendre son historicité. Plus personne ne pense qu’on va découvrir un jour dans les archives le testament de Guillaume Tell. Nous n’avons donc pas le sentiment de jouer aux iconoclastes. Nous pensons plutôt commettre un acte patriotique en mettant à disposition des textes qui ont une certaine force émotionnelle.