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«Ce n’est ni une revendication ni une fierté, c’est comme ça.»

Carte blanche à l’écrivaine Pascale Kramer, auteure de «L’Implacable Brutalité du réveil». Elle a choisi d’évoquer sa suissitude vue de Paris, comment son identité s’est révélée à elle

Pascale Kramer, écrivaine — © DAVID IGNASZEWSKI-KOBOY
Pascale Kramer, écrivaine — © DAVID IGNASZEWSKI-KOBOY

Il m’a fallu retourner tout un carton d’archives pour retrouver le document (une lettre de la Direction de la population adressée au juge du Tribunal d’instance du VIe arrondissement) qui atteste de ma naturalisation française. Il s’agit d’une lettre type, où mes noms et numéros de dossier ont été ajoutés semble-t-il à la machine. Un gros tampon date la décision au 20 février 1991. Dans le même carton se trouvent mon passeport suisse périmé depuis juin 94 et les quelques photos du mariage qui m’a valu de changer de nationalité. Toute jeune dans un long manteau Jean Paul Gaultier prêté par une amie, entre le marié, sa sœur et ma mère, je ne suis qu’un immense sourire rouge écarlate. Un sourire pas tant de bonheur que d’accomplissement. J’ai tellement voulu en être de cette France des grands écrivains et des politiques qu’on ne se lassait pas d’écouter répondre à Elkabbach les mercredis soir à L’Heure de vérité.

C’était avant Schengen. Une Suissesse comme moi n’avait pas plus de facilité qu’un ressortissant des pays en développement pour obtenir un permis de travail. Nous faisions la queue ensemble à la Préfecture. En revanche, il fallait à peine un an pour décrocher un passeport français par mariage, et pas tant de tracas que cela pour prouver qu’il n’y avait pas tricherie. A cette époque où on rêvait de dissoudre les frontières dans une belle et grande Europe, la nationalité était une notion administrative. Je me souviens de ma perplexité que ce soit si anodin de changer d’identité. Aujourd’hui, ce serait beaucoup plus long, difficile et solennel. Aujourd’hui, les mairies d’arrondissement organisent des réceptions de bienvenue au sein de la République. En vingt ans, alors que le monde est à portée de mail ou de Skype, ces questions d’identité sont devenues si hautement sensibles.

Lorsque, à peine élu, Nicolas Sarkozy lançait son houleux débat sur l’identité nationale, j’ai fait l’exercice de me demander en conscience si je me sentais Française. Sans hésiter, la réponse a été non. Je suis Suisse. Ce n’est ni une revendication ni une fierté, c’est comme ça. Que j’aie passé désormais plus de la moitié de ma vie en France n’y change rien. Que j’y travaille, vote, paie mes impôts et y sois propriétaire non plus. Ni même, étrangement, que je me sente chez moi comme jamais nulle part auparavant dans ce bout de Marais où je travaille désormais face à l’église Saint-Paul dressée entre les toits. Paris est devenu ma ville, sans que je sache exactement quand ni comment c’est arrivé. Et, dans le même temps, mon identité suisse s’est révélée à moi, sans que pendant longtemps je n’aie su non plus très bien de quoi elle était faite.

J’avais pris l’habitude de dire qu’on reste pétri de ce qu’on a fait de nous entre 0 et 20 ans. Or, mon enfance a été des plus suisses et même lausannoises. Nous montions tous les week-ends au chalet des Paccots. J’y construisais des cabanes et faisais sécher des bolets sur les pages dépliées d’un vieux 24 Heures. Ma grand-mère était Suisse alémanique et mon père rentrait déjeuner tous les midis, d’un simple sandwich devant la télé en hiver pour suivre les compétitions de ski en direct. Mais, à peu de chose près, tout ça aurait pu faire de moi une provinciale, ce que je ne suis pas non plus. Alors quoi?

J’ai effectué de longs séjours à Los Angeles et m’y suis sentie en terrain connu comme jamais en France. Ça a été la prise de conscience d’une commune culture, ou morale, protestante qui, soit dit en passant, me vient d’un père athée et d’une mère catholique. Quelque chose qui fonde notre rapport à la société, à la citoyenneté. Non pas un rapport d’obéissance, comme les Français le pensent à tort des Suisses, mais d’adhésion. Un Suisse, tout comme un Américain, se sent de plain-pied avec son pays et ses institutions, alors qu’il y a une sorte de rapport hiérarchique et toujours vaguement conflictuel entre les Français et la République. Toute mon enfance, j’ai vu flotter le drapeau fédéral aux balcons des maisons et n’ai donc rien trouvé de bizarre à en voir aux Etats-Unis. Alors qu’un drapeau bleu blanc rouge dans un jardin français prend tout de suite une connotation bien particulière.

Un incident récent m’a fait comprendre encore autre chose. C’est entre Paris et Franconville, un vendredi soir de week-end prolongé. Gaultier, un ami d’ami que j’aime bien sans le connaître vraiment, m’a offert de m’emmener en voiture chez Ikea. La quarantaine, un humour espiègle de timide, Gaultier a été moine dans une communauté trappiste installée dans un HLM en plein cœur des quartiers nord de Marseille, puis avocat, et enfin directeur de maison de retraite. A l’époque de notre expédition, il dirige un gros établissement médicalisé à Aubervilliers, une des banlieues les plus cosmopolites de la capitale. C’est de son travail que nous bavardons lors de cet interminable trajet dans les embouteillages de veille de Pentecôte. Il me dit qu’en allant vers la mort, l’être humain va vers la perplexité. Il le dit avec une sorte d’enchantement, tout comme lorsqu’il parle des intuitions toujours justes qu’ont les aides soignantes, à défaut des médecins, avec ses pensionnaires.

Au retour, la conversation roule sur le dernier ouvrage d’Eric Zemmour: Le Suicide français.

Gaultier l’a lu et s’est senti compris. Il est d’accord pour dire que la France s’est vilipendée et comme dissoute dans le multiculturalisme. Je ne suis plus fier d’être Français, constate-t-il avec amertume. Nous n’avons plus de grands hommes, plus de stature internationale, plus d’identité. Croyant m’entendre penser que cela fait de lui un réac, il devient sarcastique. Pourtant, ce n’est pas ce que je pense. Je suis surtout sonnée. Et aussi un peu malheureuse pour cet homme resté bien malgré lui célibataire après avoir quitté les ordres, complètement absorbé, débordé (c’est ce qu’il m’a confié à l’aller) par son travail et les conflits entre les médecins dont il ne se fait pas respecter, et qui se sent, en plus, amputé d’une béquille: cette part de grandeur qu’il avait crue acquise.

J’ai envie de lui dire: et alors? Mais je réalise que nous sommes nés au monde dans des positions si diamétralement opposées que nous ne pouvons pas nous comprendre. Je me suis construite (plutôt solidement) sans aucune fierté d’appartenance à une grande nation. C’était déjà bien, ado, quand je pouvais assumer sans grincer des dents d’être de ce petit pays à propos duquel on vous sortira toujours une anecdote de remontrance pour un papier jeté par terre. Je repère les Suisses en séjour à Paris rien qu’à leur air sur la défensive. Nous sommes fiers pourtant, mais de particularismes que nous sommes les seuls à comprendre. Au moins n’avons-nous pas à faire le deuil d’une grandeur mondialement reconnue. Un deuil visiblement très douloureux vu qu’il réussit à rendre amer un homme pourtant sensible et bon comme Gaultier.

Juste au moment de commencer à écrire ces pages, j’entendais à la radio le président hongrois revendiquer la fermeture de ses frontières aux réfugiés, et cela en Bavière où il a été invité par de furieux opposants à Merkel. J’ai peur, très peur parfois, que ces histoires d’identité ne finissent par faire vraiment dérailler le monde. Peut-être qu’un jour, qui sait, j’aurai à réfléchir à deux fois avant de me déclarer si Suisse dans une France qui bientôt paiera ma retraite. Je me dis qu’au pire, je n’aurai qu’à retourner d’où je viens. Si toutefois l’Occident tout entier n’aura pas alors sombré dans une dangereuse amertume de sa grandeur perdue.