Depuis La Chaux-de-Fonds, deux heures et demie de marche. Une heure et quinze minutes au départ du Locle. Et quatre heures si l’on part de Boudry ou de Couvet. Mais ce dimanche, où l’automne s’accroche déjà silencieusement aux cimes des sapins, on se rend à l’Auberge du Grand-Sommartel en voiture. Une grosse heure depuis Lausanne.

La route est parfois caillouteuse. Par endroits, les rudes hivers ont même fait exploser le bitume. L’importante propriété apparaît au détour d’un virage. Elle compte en fait plusieurs bâtisses connectées les unes aux autres. Elle a conservé son style du début du XXe siècle. Avec de puissantes poutres pour porter un avant-toit qui ne craint manifestement pas les dizaines de kilos de neige. Ce matin, le soleil n’a pas encore réussi à percer la couche nuageuse. C’est d’abord le silence et la brume qui accueillent le visiteur. Souriants, Caroline et Baptiste Jobin se joignent à eux.

Après un grand incendie à la fin du XIXe siècle, la propriété telle qu’on la connaît a été reconstruite en 1906 par Georges Favre-Jacot. Le fondateur des montres Zenith cherchait en effet un lieu qui puisse accueillir ses riches clients étrangers dans les environs de son quartier général loclois. Il l’a trouvé ici, à côté du Grand-Sommartel, un sommet du massif du Jura égaré à 1337 mètres d’altitude.

Deux ans après sa mort, en 1919, la propriété a été reprise par le Syndicat d’élevage chevalin du Jura neuchâtelois, à qui elle appartient toujours aujourd’hui. Depuis 2015, la Caro et le Baptiste – comme ils se surnomment eux-mêmes, à la jurassienne – sont les gardiens de cette auberge isolée. Ils ont succédé à l’emblématique Georgette, qui y servait des côtelettes de porc pesant jusqu’à 600 grammes et qui a contribué à la renommée de ce point de départ de nombreuses randonnées.

Expérience et jeunesse

La Caro a fait un apprentissage de cuisinière dans le Jura avant de travailler dans le grand hôtel chaux-de-fonnier des Endroits (où les patrons étrangers des marques horlogères de la région viennent prendre leurs quartiers durant le week-end, quand ils ne rentrent pas chez eux en jet depuis l’aérodrome des Eplatures). Elle a poursuivi comme cheffe de cuisine au home du Foyer, à La Sagne. Aujourd’hui, elle œuvre en cuisine.

Le Baptiste, lui, a réalisé le même apprentissage avant de se spécialiser en diététique à l’hôpital de La Chaux-de-Fonds et dans la sommellerie à l’Auberge du Grand Pin, à Peseux. Il a également appris l’art des fromages chez Sterchi – bien connu dans les Montagnes neuchâteloises – et s’occupe désormais de l’accueil et des salles. Aucun des deux n’a encore quarante ans.

Lire aussi: Chez Sterchi, dans la caverne des fromages d’exception

Mais que s’est-il passé en 2014 pour que le couple (alors parent d’une seule fille, la seconde viendra en 2016) décide de mettre ces carrières apparemment prometteuses de côté? «Je n’étais plus en accord avec ce que l’on faisait dans la restauration collective», commence Baptiste Jobin autour d’un café. «Bien sûr, j’étais cheffe et j’avais une grande liberté, renchérit son épouse. Mais la restauration et son côté direct me manquaient; on prépare un mets et on l’envoie en salle. En collectivité, on travaille surtout en différé, sur la régénération de plats préparés en avance… Les röstis n’ont pas le même goût quand ils sont réchauffés», cite-t-elle en exemple.

L’Auberge du Grand-Sommartel ne se contente pas d’élaborer des galettes de pommes de terre, aussi sophistiquées soient-elles. Mais toutes sortes de plats avec deux impératifs: de saison et de proximité. Ainsi, même si la soupe aux orties de Caroline Jobin est extraordinaire (assurent ses clients), impossible d’en avoir déjà en mars quand la neige recouvre encore les pâturages environnants (s’attristent ses clients). Idem pour les filets de perche du lac de Neuchâtel, le bœuf angus du voisinage ou les chanterelles qui garnissent les röstis.

Les deux avaient aussi envie de franchir le pas de l’indépendance et de devenir leur propre employeur. L’Auberge du Grand-Sommartel était une évidence qui figurait sur le podium de leur choix, comme le rappelle Baptiste Jobin. Son isolement n’a-t-il pas joué en sa défaveur? «C’était justement le but…» confessent-ils.

La première nuit entière

Au milieu d’un village ou en ville, chaque restaurant doit composer avec une clique d’habitués, ces locataires à l’année de la table ronde qui viennent quotidiennement siroter un pichet de blanc en ressassant leurs mêmes réflexions. «Vu que nos enfants allaient grandir ici, on voulait leur éviter cela», dit Caroline Jobin avec élégance. Dans un lieu pareillement reculé, ce problème n’existe pas. En plus, c’est calme. Très calme. «La première nuit que l’on a passée ici, notre fille de 18 mois a dormi d’une traite pour la première fois. On s’est dit que c’était un bon présage.»

Les inconvénients? Bien sûr, il y a eu cette fois où le chauffeur d’un car de 30 personnes qui avaient réservé l’ensemble de l’établissement a refusé d’emprunter la petite route – mais les clients ont dédommagé le restaurant. Ou bien ces livreurs qui pestent de devoir conduire si longtemps pour amener un colis. Mais rien de plus méchant. Et puis, cet isolement est tout relatif quand l’on sert en moyenne une soixantaine de clients par jour.

Un rayon de soleil perce les nuages. L’occasion rêvée pour prendre la photo qui illustrera cet article. Et se mettre au travail pour préparer les tables du midi. Les premiers visiteurs arrivent déjà.