Vendredi 13 mai, l’AMAR de Neuchâtel abrite une table ronde sur la brûlante question de la migration en Europe. Chercheur et vidéaste spécialiste des politiques migratoires aux frontières maritimes de l’Europe, mais aussi codirecteur de l’ONG Border Forensics et coprésident du réseau Migreurop, Charles Heller sera l’un des trois intervenants de cette soirée inévitablement marquée par la votation Frontex.

La table ronde soutient l’idée que les frontières de l’Europe se barricadent toujours davantage. Un phénomène clairement observable?

Ce n’est pas linéaire. Il y a toujours des avancées et des reculs. Mais de manière générale, depuis le début des années 1990 et l’institution de l’espace européen, la libre circulation s’est traduite par un durcissement des frontières externes de l’Europe. Demandez aux citoyens plus âgés du Sud global, ils évoqueront des phases de plus grande liberté avant ce processus d’européanisation. Certes, il y a eu un léger répit à l’été 2015 avec le «wir schaffen das» de Merkel, mais c’est une parenthèse d’ouverture qui s’est refermée très rapidement. Dès l’automne de la même année, les Etats européens ont réimposé les contrôles aux frontières, et on a observé une percée des partis d’extrême-droite un peu partout. Au printemps 2020, des garde-côtes grecs ont tiré sur des réfugiés venant de Turquie. Un acte de violence documenté, mais à peine contesté. Ursula von der Leyen a alors qualifié la Grèce de «bouclier européen». Donc ce qu’on peut dire, sans tomber dans une caractérisation simpliste, c’est que depuis 2015, pour éviter que ce fameux été se reproduise, l’Europe a mis en place un système de refoulement aux frontières de plus en plus violent pour les citoyens du Sud global – et qui contraste fortement avec l’ouverture sélective offertes aux refugiés ukrainiens aujourd’hui.

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Ces drames humains dont vous parlez, vous pensez qu’ils ont été trop écartés du débat pendant la campagne Frontex?

Certainement. Avec Schengen, les discussions relevaient surtout de la politique de fiction, rendant le débat interminable. Pour ma part, je tiens à rappeler que Frontex est le bras armé de cette politique restrictive en Europe. Dès 2016, l’Italie et l’UE décident de faire renaître une institution qui n’existait pratiquement plus, celle des garde-côtes libyens. Elles les ont financés, équipés et entraînés pour empêcher les gens de partir. A partir de 2018, Frontex a déplacé sa surveillance vers le ciel: ses agents surveillent les côtes libyennes par drone et par avion, détectent les embarcations et privilégient la transmission de l’information aux garde-côtes, et non aux ONG de secours. De facto, sans Frontex, les garde-côtes libyens n’auraient jamais pu intercepter 32 425 personnes en 2021. Toutes ces personnes sont renvoyées vers la torture, le travail forcé et la détention. Frontex contribue de manière substantielle à ces renvois, en toute connaissance de cause.

L’Europe se résume-t-elle à un pack de mesures que la Suisse doit totalement accepter ou refuser en bloc? Quel espace reste-t-il pour la négociation?

C’est une question compliquée. Je dirais qu’il n’y a pas d’autre choix que d’utiliser les moyens de pression que nous avons à disposition. La semaine dernière, le Parlement européen a décidé de bloquer la validation du budget de Frontex. Si dimanche la Suisse vote non, nous serions sur la même ligne que les parlementaires de Bruxelles. L’Europe est complexe, non uniforme, nous pouvons toujours trouver des alliances. Un non dimanche, ce n’est pas la fin de la négociation, mais bien le début. Nous enverrions un signal qui pourrait être pris tout à fait au sérieux, et pourrions inspirer des citoyens dans d’autres Etats pour qu’ils fassent pression à leur tour, jusqu’à ce que Frontex soit radicalement transformé.

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Malgré les divergences d’idées, vous continuez donc de penser que les Etats européens doivent avancer main dans la main. C’est le message de cette Semaine de l’Europe?

Fondamentalement, je suis pro-européen. Maintenant, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas dénoncer les dérives néolibérales et sécuritaires de l’Europe. Critiquer ces dérives, voire y désobéir lorsque nécessaire, peut être une manière de participer en acte à la citoyenneté européenne – et ce même en tant que Suisse. Dire non à Frontex, ce n’est pas dire non à l’Europe, mais dire oui à une autre Europe qui mènera peut-être à une agence Frontex bien différente… Pourquoi ne déploierait-elle pas des bateaux pour secourir de manière proactives les migrants plutôt que de les refouler ?

En tant que chercheur, à quelle place vous situez-vous dans le débat public?

Lorsque je parle de Frontex, je parle de mon sujet d’étude au quotidien depuis 2011. J’aimerais faire comprendre que cette votation n’est pas juste un débat d’idées sur la gouvernance européenne. C’est aussi, ou surtout, une réalité très matérielle pour des dizaines de milliers de personnes. Mon travail de chercheur, c’est d’abord de comprendre. Après analyse fine des activités de Frontex, je ne peux que déduire que son extension est inacceptable. Dans le débat actuel, je considère que mon rôle citoyen est de rendre accessible ces informations au public.

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Jeudi 12 mai à 18h aux Jeunes-Rives, toujours dans le cadre de la Semaine de l’Europe avec laquelle «Le Temps» est partenaire, une autre table ronde, «L’accès à l’eau en temps de crise», sera animée par Aline Jaccottet, cheffe de la rubrique internationale.