C’est un immeuble horloger de cinq étages, en bordure du Pod, au 109, entre la gare et le grand pont, typique de La Chaux-de-Fonds et de son art nouveau du 19e siècle. Avec de grandes fenêtres et, sur la façade, cinq dessins de têtes de femmes représentant les cinq continents. Le joaillier qui a possédé la maison a couru le monde à la recherche de pierres précieuses.

Grâce au don d’une Qatari, Nadia Karmous, établie au Locle et présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse, a acquis l’immeuble en 1999 pour 850 000 francs et, s’appuyant toujours sur des dons provenant du Golfe, a transformé son intérieur pour 2 millions.

Elle y a installé le bureau de son institut, une grande bibliothèque, et elle loue des salles aux communautés musulmanes locales, des appartements et un espace à la société Weight Watchers. C’est aux deux premiers niveaux de cet immeuble que s’ouvrira, le 27 mai prochain, le Musée des civilisations de l’islam.

Transparence

Sachant que tout espace dédié à l’islam est source de méfiance, Nadia Karmous a joué la transparence, devant une poignée de journalistes. Elle est connue de longue date dans la région neuchâteloise. Elle y défend une pratique rigoureuse de l’islam, mais est considérée comme parfaitement intégrée. Elle participe notamment aux travaux d’une commission de la Communauté pour l’intégration et la cohésion multiculturelle que préside l’ancien conseiller d’Etat PLR Roland Debély. «Nadia Karmous ne pose aucun problème, au contraire. Elle fait preuve d’ouverture et son travail est apprécié.»

En 2000, Nadia Karmous lance le premier projet d’espace destiné à présenter sa religion. Le 11 septembre 2001 contrecarre ses plans. En 2009, elle est à bout touchant, mais rejette au dernier moment le projet concocté par des Américains: le concept n’était pas adapté à l’Europe.

Elle constitue alors une équipe autour d’elle, incluant des «savants» et notamment Khaldoum Dia-Eddine, qui fait office de caution scientifique – «et ce n’est pas un imam», croit bon de préciser Nadia Karmous. Mais également des non-musulmans, comme le muséologue Olivier Schinz, conservateur adjoint du musée d’ethnographie de Neuchâtel, et les architectes-scénographes Baptiste Rothen et Sébastien Guenot. Ils élaborent au travers de multiples séances de «brain storming» autour de la grande table de l’Institut culturel du 109 de l’Avenue Léopold Robert un concept inédit en Europe: un musée sans collection, qui raconte l’histoire de 15 siècles de civilisations musulmanes, au pluriel.

Donatrice du Koweït

Le projet a coûté 3 millions. Nadia Karmous dit avoir lancé plusieurs appels aux donateurs. «Deux campagnes sur Internet, qui ont rapporté 2800 francs et 400 euros.» Elle a aussi mandaté un bureau de sponsoring à Genève. Cela lui a coûté 70 000 francs et rien rapporté. Au final, elle peut compter sur des donateurs musulmans, avant tout des femmes provenant du Golfe. La principale (2,5 millions) habitait au Koweït et en Suisse. Elle est aujourd’hui décédée. «C’est un devoir musulman de purifier ses biens et d’en donner 2,5%», dit Nadia Karmous, assurant que ses donatrices, dont elle publiera la liste à l’ouverture du musée, ne lui ont fixé «aucune condition» et ne sont en rien liées aux gouvernements des Etats du Golfe.

Pour financer le fonctionnement de son musée, Nadia Karmous et la fondation qu’elle a créée projettent de construire, aux abords du 109 Avenue Léopold Robert, deux immeubles locatifs et commerciaux pour 22 millions de francs, avec 57 logements «qui seront ouverts à tout un chacun», comprenant aussi une grande salle de prière et une piscine privée ouverte alternativement aux femmes et aux hommes musulmans.

Six chapitres

Reste à voir ce que présentera le Musée des civilisations de l’islam. C’est encore un chantier à six semaines de son ouverture. «Ce ne sera pas un musée encyclopédique et il ne présentera pas d’objets d’art de l’islam, explique Olivier Schinz. Il n’y aura pas de textes non plus. Il proposera un cheminement aux visiteurs, qui pourront être musulmans et non-musulmans. Il racontera l’histoire des civilisations de l’islam au travers de six chapitres, de la période du prophète aux civilisations actuelles éclatées, en passant par les savants du Moyen Âge. La visite se fera avec un audio-guide, en quatre langues (français, anglais, allemand et arabe), elle sera très sensorielle. Il n’y aura rien de professoral, ce sera surtout des questionnements.»

Islam positif

Voilà pour l’exposition de référence. Le musée aura aussi des expositions temporaires et ouvrira des débats sur les questions actuelles. Le programme n’est pas encore établi. «Notre projet n’est ni moralisateur, il n’y a pas de prêche. Nous voulons montrer un islam positif, qui respecte. Il montrera la pluralité des islams», ajoute Nadia Karmous.

Le prix d’entrée au musée est fixé à 20 francs. L’institution totalement privée ne bénéficie d’aucune subvention. Pourtant, les autorités de La Chaux-de-Fonds sont tenues au courant et se montrent favorables: «Nous souhaitons que ça devienne un lieu d’ouverture et de connaissance des civilisations de l’islam», dit le délégué aux affaires culturelles Cyril Tissot. «Ce peut être un bon outil pour comprendre et créer des ponts entre communautés», renchérit Roland Debély.

Juger sur pièces

Il n’y a pas de mouvement hostile déclaré à La Chaux-de-Fonds. Président de l’UDC neuchâteloise, Yvan Perrin ne se dit «pas intrigué par le musée, c’est même une bonne chose de découvrir l’islam, qui a été lumineux. Je compte m’y rendre». Ce qui l’inquiète, «ce sont les alentours, le projet immobilier susceptible d’être une tête de pont communautariste pour un islam qui pose problème, celui des sunnites et des salafistes».

Celui qui est peut-être le plus à même d’apprécier le projet de Nadia Karmous, c’est Olivier Schinz. «Je ne me serais pas impliqué dans un projet prosélyte. Le chercheur que je suis se sent en harmonie avec la démarche. Qu’on me comprenne bien: je ne défends pas Nadia Karmous et sa vision de l’islam. Je défends un projet citoyen de présentation des civilisations de l’islam. Je sais que c’est sensible. Mais je veux faire confiance à un concept qui n’a rien de racoleur. C’est un pari, il faudra juger sur pièces.»


«Si serrer la main répond à une règle de bienséance, il faut la respecter»

Le Temps: Que vous inspire l’affaire des deux écoliers musulmans de Therwil qui ont obtenu la dispense de serrer la main de leur enseignante?

Nadia Karmous: Elle me navre. Cette question de serrer la main, c’est dérisoire. Il y a d’autres sujets autrement plus importants. On a refusé de me serrer la main, à l’occasion d’un Salon du livre à Genève. Cela m’a interpellé, mais je n’en ai pas fait une polémique nationale. Mais je suis claire: si l’école fixe comme règle de savoir-vivre que les élèves doivent serrer la main de leurs enseignants, hommes ou femmes, elle doit être respectée par tous. Le prophète est partisan de la paix sociale.

– Est-ce que vous, vous serrez la main de vos interlocuteurs?

– J’offre spontanément ma main, c’est un signe d’intégration. Je vous l’ai dit, c’est une femme suissesse qui m’a refusé la sienne.

– Le respect des «coutumes scolaires» impose-t-il alors aux filles musulmanes de suivre les leçons de natation?

– Oui, les jeunes musulmanes scolarisées en Suisse doivent aller à la piscine avec leur classe, mais on doit leur permettre de s’adonner à la natation vêtues comme elles l’entendent, pour autant que cela respecte les conditions d’hygiène. Si une musulmane qui couvre son corps dans la rue veut nager le corps vêtu, on doit en tenir compte. L’immense majorité de quelque 400 000 musulmans qui vivent en Suisse admet les règles de bienséance et s’y plie. Ce n’est pas correct de faire des généralités pour l’un ou l’autre cas délicat. Sachez aussi que les demandes de dispenses pour la natation à l’école ne sont pas majoritairement le fait de musulmans, mais bien plus d’adeptes d’autres religions comme les évangélistes.

– S’il y a conflit entre pratique religieuse et exigences scolaires, que choisir?

– Si des règles objectives de bienséance ont été édictées, elles doivent être respectées par tous. Mais peut-être serait-il plus judicieux de dialoguer, d’éviter de contraindre au risque de heurter. Cela vaut pour les musulmans et les non-musulmans. Opposer un refus sec à un jeune, c’est prendre le risque de le heurter, voire de le renfermer sur lui-même ou se radicaliser. Je crois davantage aux vertus du dialogue, de la discussion.