#LeTempsAVélo

Durant six semaines, plusieurs équipes de journalistes du Temps et d’Heidi.news se relaient pour parcourir la Suisse à vélo et raconter ses transformations. Suivez leur odyssée grâce à notre carte interactive et retrouvez leurs articles écrits au fil du chemin.

Avant que la Suisse ne rentre dans le XXIe siècle, ils étaient à peine 2000. Une guerre civile et quelques crises politiques plus tard, les Erythréens et les Somaliens sont 50 000 à avoir trouvé refuge sur sol helvétique. Ensemble, ils formeraient presque un nouveau canton montagnard – légèrement plus peuplé que Nidwald, tout juste moins qu’Appenzell Rhodes-Extérieures. Patrie d’Henri Dunant, la Suisse a su accueillir ces deux populations qui ont fui massivement leur pays – quand elles le pouvaient – au cours des vingt dernières années.

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L’Erythrée, «une prison à ciel ouvert»

Comment expliquer ce pic d’immigration? Anthropologue à l’Université de Fribourg, David Bozzini est spécialiste de l’Erythrée, où il a vécu deux ans entre 2005 et 2007. Il décrit un bien sombre tableau: «La guerre entre l’Ethiopie et l’Erythrée a fait des centaines de milliers de morts entre 1998 et 2000. Le régime érythréen est sorti très affaibli, une chape de plomb s’est installée sur le pays. Hommes et femmes sont mobilisés à vie pour un service militaire et civil. Les libertés individuelles sont annihilées, ils ne choisissent pas leur poste. C’est une prison à ciel ouvert.»

David Bozzini l’a vu de ses propres yeux: «Des milliers de gens font le choix de la désertion chaque mois.» Dans les années 1990, la Suisse n’était pas une destination, le flux était surtout orienté vers la péninsule Arabique. Mais le vent tourne à partir de 2007. Le Tribunal fédéral détermine que la désertion de ce service national ad æternam est un motif suffisant pour l’octroi du statut de réfugié. La Suisse devient une possible terre d’accueil: «Sans lire les déclarations du Tribunal fédéral, les Erythréens se tiennent à jour sur les situations favorables en Europe.»

Paradoxe du gouvernement érythréen: il tire une de ses plus grandes sources de revenus de la taxe de 2% sur ses ressortissants exilés. «Le consulat les attrape dès qu’il y a des démarches administratives inévitables, comme un mariage ou un enterrement au pays», explique David Bozzini. Comme le salaire du service national relève plutôt de «l’argent de poche», la diaspora envoie de l’argent – en plus de la taxe gouvernementale – aux familles restées au pays. En somme, le régime survit doublement grâce à ses exilés.

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Une communauté discrète?

C’est l’impression générale que dégagent les communautés de la Corne de l’Afrique: elles sont discrètes, ne font pas de vagues, sont bien vues par les autorités d’intégration, même si ces dernières n’ont pas toujours réussi à leur «mettre le grappin dessus». La faute à une forme de traumatisme politique? «Forcément, quand on vient d’un pays où la confiance envers les structures étatiques est rompue, les gens intériorisent des stratégies d’évitement et préfèrent faire profil bas», analyse David Bozzini.

Au Service de la cohésion multiculturelle (COSM) neuchâtelois, on vante les «très bons liens» avec les ressortissants d’Afrique australe. Cheffe du service, Vânia Carvalho apprécie au quotidien la grande implication de ces communautés: «Nous observons même plusieurs cas d’auto-intégration, c’est-à-dire que les primo-arrivants se mettent au service de celles et ceux qui sont arrivés plus récemment pour leur donner des conseils.»

Trop souvent amalgamés, quid de la différence entre les peuples érythréens et somaliens? «Hormis le point commun de la colonisation italienne, la situation politique est complètement différente. La Somalie n’a pas de gouvernement central, le pouvoir est éclaté entre différentes factions qui sont en conflit permanent», assure David Bozzini. La violence est différente. Mais les conséquences sont les mêmes: les gens fuient. En 2013, l’Erythrée et la Somalie étaient les deux principales provenances des demandeurs d’asile en Suisse.

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«Je suis Chaux-de-Fonnier avant tout»

On la dit isolée, recroquevillée sur elle-même. Mais La Chaux-de-Fonds est cosmopolite jusqu’au bout des ongles. Plus de 60 nationalités s’entrechoquent dans les rues à angle droit de la cité horlogère. Dont 370 Erythréens et 106 Somaliens. Arrivé sur les hauts plateaux neuchâtelois à l’âge de 6 ans, Faysal Mohamad Mah est l’un d’entre eux. Le jeune homme nous accueille au restaurant de tacos O’QG.

Faysal est un enfant de la «première vague». Sa famille est arrivée en 1992, fuyant un pays à feu et à sang. Aujourd’hui, la situation sur place s’est assainie, mais les «dérives dictatoriales ne sont jamais bien loin», comme en témoigne le récent conflit entre le chef d’Etat Farmajo et son premier ministre Mohamed Roble, qui pousse la Somalie dans une impasse électorale. Cette première vague, «c’est à elle que la communauté doit sa réputation de discrétion, estime Faysal. Forcément, ils n’avaient aucun loisir, aucune occasion de se montrer.»

Notre génération doit affronter des formes de racisme plus insidieuses. Dans ce combat, on est encore trop seuls.

Le jeune informaticien possède le passeport suisse. Son éducation, ses références, ses loisirs… Tous les voyants indiquent qu’il est Chaux-de-Fonnier. Ce qui ne l’empêche pas de rester lucide sur son afro-descendance et sur les obstacles racistes qui le condamnent «à ne jamais avoir le bénéfice du doute». L’histoire de sa scolarité indique également une différence de traitement. «On nous a toujours poussés à faire des cursus professionnels», soupire Faysal en prenant l’exemple type de son frère. «On ne lui a pas laissé le choix, il a été aiguillé micromécanicien. Aujourd’hui, après une révolte personnelle, il est titulaire de deux masters.»

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Un soutien concret aux jeunes minorités

De nos jours, les diasporas ne subissent plus de discrimination frontale «comme nos parents l’ont vécue». Mais «l’absence de réseautage» fait rapidement barrière aux ambitions. C’est pourquoi Faysal a fondé en 2016, avec plusieurs amis, l’Atelier Valorisation, Insertion et Formation. L’AVIF permet d’aider les jeunes issus des minorités visibles. «Ils n’ont pas de parents qui puissent les aider à faire leurs devoirs, on est là pour remplir ce gap. Notre rémunération, c’est qu’ils arrivent à s’impliquer, à sortir des liens de dépendance», explique le jeune homme au grand cœur.

Que pense-t-il des actions du COSM? «Ils ont de bonnes intentions, mais leur politique d’intégration correspond surtout à la génération nos parents. La nôtre doit affronter des formes de racisme plus insidieuses. Dans ce combat, on est encore trop seuls.» Via l’AVIF, Faysal se fait médiateur avec les autorités policières, encore coupables de beaucoup de dérives qu’il ne manque pas d’illustrer avec de nombreuses (et cruelles) anecdotes. «En Suisse, les lois sont bien faites. Mais basée sur la paresse ou l’ignorance, leur application laisse parfois à désirer.»