Publicité

Neutralité «coopérative»: Ignazio Cassis doit encore convaincre le Conseil fédéral

Le concept du ministre des Affaires étrangères suscite questions et remarques critiques chez ses collègues. En cause notamment: le moment choisi et la libéralisation des réexportations d’armes. Dans le même temps, le Parti socialiste appelle au multilatéralisme dans un papier de position que «Le Temps» s’est procuré

Le président de la Confédération Ignazio Cassis, le 20 août à Lugano. — © Pablo Gianinazzi / keystone-sda.ch
Le président de la Confédération Ignazio Cassis, le 20 août à Lugano. — © Pablo Gianinazzi / keystone-sda.ch

Reprend? Reprend pas? Au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février, le Conseil fédéral s’est retrouvé sous pression. Il a finalement repris les sanctions anti-russes édictées par l’Union européenne (UE). Mais avant d’en arriver là, il y a eu quelques hésitations. Celles-ci découlaient de la neutralité de la Confédération. D’un côté, les tenants d’une interprétation stricte et intégrale, qui interdit de s’impliquer activement dans un conflit. De l’autre, les défenseurs du droit international, soucieux de freiner l’autocrate Vladimir Poutine et de se montrer solidaire avec l’Ukraine et les alliés européens. Passes d’armes politiques.

Qu’est-ce que la neutralité? Comment l’appliquer? Ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis a mandaté un rapport qui débouche sur cinq concepts, allant de la neutralité totale à l’adhésion à l’OTAN. Ce document non publié, que Le Temps a dévoilé récemment, est à présent discuté au sein du gouvernement. Et selon nos informations, le conseiller fédéral libéral-radical n’a pas encore convaincu ses collègues de «son» concept, la «neutralité coopérative». Un premier échange de vues s’est produit la semaine passée, qui a généré plusieurs interrogations et remarques. Ce mercredi, le Conseil fédéral doit théoriquement trancher.

Lire aussi: Christoph Blocher: «Les sanctions sont hypocrites»
Et encore: Le débat sur la neutralité de la Suisse s’enflamme

Débat sur les réexportations d’armes

Un des points de friction touche aux livraisons d’armes, les services d’Ignazio Cassis proposant d’autoriser la réexportation du matériel de guerre déjà livré à des pays étrangers. Or la mesure semble éprouver quelques difficultés au sein du collègue gouvernemental. Ce n’est pas forcément étonnant: la gauche n’aime guère les ventes d’armes, et l’UDC souverainiste plaide depuis le début du conflit ukrainien pour une neutralité stricte. A ce titre, le positionnement de Guy Parmelin, ministre de l’Economie et interlocuteur de l’industrie d’exportation, comportera un intérêt certain.

Un avis tranché sur la neutralité: Gerhard Pfister: «La défense de nos libertés aura un prix»

La question a créé la controverse dans le contexte de la guerre en Ukraine. L’Allemagne et le Danemark en savent quelque chose: Berne leur a rappelé qu’ils n’étaient pas autorisés à livrer à Kiev des munitions helvétiques. En effet, un Etat ayant acheté de l’armement suisse n’a pas le droit de le réexporter dans un autre pays, pour éviter d’impliquer militairement la neutre Confédération. Pour changer cela, la «neutralité coopérative» propose de permettre aux «Etats partenaires» de réexporter, sous certaines conditions.

Porté par Ignazio Cassis, ce concept de neutralité prévoit davantage de collaboration avec les autres pays pour défendre les valeurs partagées par la Suisse. Outre les ventes d’armes, Berne se donnerait une plus grande marge de manœuvre pour l’application de sanctions, l’autorisation de transit de parties non en conflit et se concerterait davantage avec l’UE et l’OTAN dans le domaine du droit de la neutralité.

Mauvais moment?

Au-delà de ces points précis, le rapport du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) soulève des commentaires plus généraux. Dans les départements fédéraux, certains estiment que le moment est mal choisi pour revisiter la politique de neutralité: «On ne change pas les règles du jeu pendant une crise.» D’autres craignent de se lier les mains en définissant un concept détaillé, et de ne plus être en mesure de réagir avec souplesse lors de la prochaine crise. L’adjectif «coopérative» est aussi questionné. Sans oublier les chantres de la neutralité intégrale, comme l’UDC, totalement opposée aux sanctions contre la Russie.

Lire aussi: Thierry Burkart: «Je souhaiterais voir davantage de Churchill que de Chamberlain au sein de l’UDC»

Les partis politiques ne se privent pas d’étaler leurs réflexions et revendications en la matière. Dernier en date, le Parti socialiste vient de rédiger un papier de position, dont Le Temps a pris connaissance.

La formation à la rose y déroule certains classiques de son programme. Elle appelle à s’engager davantage et à investir en faveur du multilatéralisme, de la paix, des énergies renouvelables, et de la lutte contre la pauvreté ou le blanchiment d’argent. Elle refuse l’adhésion à l’alliance militaire OTAN, mais plaide pour un resserrement de la coopération avec l’Union européenne. Une idée formulée alors que le PS demeure tiraillé en politique européenne entre son aile syndicale et sa frange europhile.

Le Conseil fédéral va au-devant d’une discussion animée. Le sujet est sensible. Va-t-il classer le rapport dans un tiroir? Ou lancer des modifications législatives pour concrétiser la nouvelle neutralité? C’est l’un des enjeux.