Carl Jauslin: Ce n’est pas parce que d’autres Etats neutres prennent une autre direction que notre pays devrait renoncer à une aussi longue tradition. Dans un ordre mondial bipolaire où les fronts se durcissent, des Etats tampons neutres comme la Suisse peuvent jouer un rôle de désescalade en tant qu’espaces de dialogue sûrs. La question n’est pas celle du maintien de la neutralité mais de quel type de neutralité nous voulons. Une majorité de la population suisse estime toujours que la neutralité fait partie de son identité. Ce n’est pas un concept obsolète, nous devons simplement l’interpréter d’une manière contemporaine. Une neutralité basée sur des valeurs exige que la Suisse se positionne selon ses propres principes fondamentaux et objectifs constitutionnels, sans prendre parti pour l’un ou l’autre camp.
Vous prônez une alliance des Etats neutres. Quels Etats neutres?
On parle de Malte, de l’Autriche, de l’Irlande. Il n’y en a plus beaucoup, c’est vrai, mais ce n’est pas une raison pour renoncer. C’est surtout en temps de guerre que les Etats pensent en termes d’amis et d’ennemis. Une coalition d’Etats neutres peut briser cette pensée en blocs géopolitiques bipolaires.
Vous défendez une neutralité proactive. Dans le cas de l’Ukraine, qu’est-ce que cela signifie?
Nous défendons l’idée que la Suisse s’engage avec d’autres partenaires pour la démocratie, les droits de l’homme, la justice internationale pénale, mais ose aussi critiquer publiquement les violations du droit international. On doit pouvoir prendre des sanctions de façon indépendante et pas seulement en suivant les autres pays. Il y a aussi des choses que la Suisse ne devrait pas faire comme livrer du matériel de guerre ou laisser des avions ayant des objectifs militaires survoler notre territoire comme prévu par le droit international de la neutralité. La Suisse ne doit pas non plus soutenir l’expulsion des diplomates russes des enceintes internationales, ni interdire les médias russes. Il faut poursuivre le dialogue, y compris avec les Etats comme la Russie qui violent le droit international tout en défendant nos valeurs avec nos partenaires. Il faut bien distinguer les deux choses.
Ignazio Cassis parle désormais de neutralité «coopérative». Quelle différence y a-t-il avec la neutralité «active» défendue par le DFAE depuis 1993?
Il s’agit d’un développement de la neutralité active. La neutralité active avait tendance à être en réalité passive dans notre politique extérieure. La neutralité coopérative a été proclamée dans une situation de peur de l’isolement lors des premières sanctions européennes, à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Dans une situation de crise du multilatéralisme, il fallait se distinguer avec un nouveau terme qui exprime le fait que, si la Suisse reste neutre, cela ne veut pas dire qu’elle ne coopère pas. Dans le contexte actuel, le président de la Confédération a très bien fait de lancer ce terme. Si la Suisse veut être indépendante, elle doit se montrer neutre. Si la Suisse ne veut pas rester à l’écart, elle doit coopérer avec les autres. La neutralité coopérative allie ces deux préoccupations de la politique étrangère suisse.
En quoi votre interprétation de la neutralité est-elle différente?
On est très proche en effet. Mais il reste à préciser dans quel but et avec qui. Nous demandons, au niveau national, l’élaboration de lignes directrices pour une politique de neutralité crédible et, au niveau international, la formation d’une coalition d’Etats neutres. Il faudrait une politique de communication interne et externe plus proactive et constante. On a encore trop souvent l’impression de décisions prises de façon ad hoc, sans trop de courage, et qui cèdent aux pressions. On l’a vu avec les sanctions de l’UE et la prise en charge de blessés de guerre ukrainiens. La seule chose qui est claire est que le droit de la neutralité est respecté. Mais il y a une grande marge de manœuvre pour notre politique de neutralité. La neutralité suisse ne doit pas être associée à la lâcheté et à l’opportunisme, mais à l’autonomie et au courage. Tel doit être l’objectif d’une politique de neutralité crédible.
Que pensez-vous de l’initiative de Christoph Blocher en vue d’inscrire une définition stricte de la neutralité dans la Constitution?
Je trouve bien de lancer la discussion. D’un point de vue du contenu, l’initiative de Blocher veut inscrire la neutralité perpétuelle, armée et intégrale dans la Constitution. Je ne partage pas du tout cette approche. Nous disons oui aux sanctions et non au soutien militaire en défendant une neutralité différentielle. Blocher veut figer les choses, alors que nous voulons une flexibilité et une agilité pour notre politique extérieure. On n’a pas besoin de changer la Constitution. Le terme de neutralité y apparaît déjà dans les articles 184 et 185, mais il n’est pas défini, et c’est très bien ainsi. On doit pouvoir réévaluer la politique de neutralité tous les quatre ans, comme proposé par notre rapport.