Nicolas Capt: «La vindicte populaire a plusieurs effets indésirables»
Harcèlement
Depuis l'affaire Weinstein, des milliers de femmes dénoncent sur la Toile le harcèlement ou les abus dont elles ont été victimes. Décryptage d'un phénomène dans l'air de temps, par l'avocat genevois Nicolas Capt

Etre ou se sentir victime donne-t-il droit à accuser publiquement? Spécialiste en droit des médias et des technologies, en pointe sur les questions de réputation en ligne et de protection des données, l’avocat genevois Nicolas Capt prend position sur les affaires de harcèlement qui déchaînent la Toile.
Le Temps: Ce déferlement sur la Toile est-il une opération salutaire pour libérer la parole ou un tribunal populaire?
Nicolas Capt: Les deux, paradoxalement. La finalité est compréhensible et à saluer. Car on ne trouvera personne pour prétendre que les abus ne doivent pas cesser. Mais en même temps, cette vindicte populaire a plusieurs effets indésirables. Primo, cela risque de se retourner juridiquement contre les victimes, dans les cas où le harcèlement s’avérerait insuffisamment caractérisé au regard du cadre légal. Secundo, ce déferlement risque de banaliser la problématique des abus, en estompant leur gradation. Car les actes dénoncés vont du viol au sifflement de rue.
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Ce melting-pot a un effet pervers puisqu’il atténue les abus incontestables. Quand bien même tous deux sont appréhendés par le droit suisse, il faut distinguer une blague sexiste du viol d’une actrice par un producteur.
– Parce que la notion juridique de harcèlement évolue?
– La vraie question est celle de sa définition tout court. Où s’arrête la drague appuyée et où commence le harcèlement? Si les blagues sexistes sont évidemment abusives au regard de la loi, il n’en va pas forcément de même des regards appuyés et des séductions goujates. Ce tout-à-l’égout actuel, sans triage ni gradation, montre que les conceptions légales actuelles sont parfois vues comme insuffisantes ou trop restrictives.
– Faut-il, comme le réclament certaines féministes, de nouvelles bases légales pour définir le harcèlement, en entreprise notamment?
– Elles existent déjà, tant dans le monde de l’entreprise qu’en dehors mais ne sont pas suffisamment utilisées par les victimes. Il reste qu’un débat de société semble nécessaire pour convenir de ce qui est acceptable ou ne l’est pas. Nos sociétés sont influencées par des mouvements hygiénistes assez marqués, dans nombre de domaines, allant de la fumée à la nourriture. Les mœurs n’y échappent pas, et certains voudraient normer tous les comportements. Jusqu’à proposer de réprimer au tribunal de la goujaterie. Peut-être serait-il avant tout nécessaire d’accompagner plus efficacement les femmes dans leurs démarches judiciaires.
– En survalorisant la codification des mœurs, on risque de corseter les rapports humains!
– Oui, c’est une attitude très contemporaine, pas seulement dans les mœurs. A mon sens, cela pourrait conduire à une déresponsabilisation des acteurs. De nos jours, on attend de l’Etat, dans tous domaines, qu’il intervienne et réglemente de façon extensive, parfois au détriment des libertés et responsabilités individuelles. Il faut à mon sens se méfier de cette tendance, car elle peut induire une judiciarisation à l’extrême.
– Pourquoi les victimes de harcèlement préfèrent-elles la Toile aux tribunaux?
– On assiste à un phénomène d’entraînement. Les timidités, les réserves, les craintes d’être pris pour un affabulateur s’amenuisent à mesure que d’autres s’exposent. La dénonciation massive permet de se sentir légitimé dans ses griefs. C’est un exutoire. Mais je doute que jeter en pâture les abuseurs présumés représente, pour les victimes, une satisfaction équivalente à une condamnation judiciaire. Dans les cas graves, comme le viol, la poursuite a lieu d’office, même sans plainte. Mais dans le fatras qu’on trouve sur «balancetonporc» et autres «metoo», il est difficile de faire le tri entre le vrai, le plausible et l’affabulation. Dans de tels cas, la justice travaille mieux lorsqu’elle n’est pas sous les feux de la rampe.
– Certains avancent que ce phénomène de «balancer» est une manière d’éduquer les hommes. Réaction de l’homme de loi?
– Il faut distinguer les accusations qui se limitent à relater anonymement des situations vécues de celles qui dénoncent nommément des personnes. Dans le premier cas, cela peut être salutaire, en ouvrant les yeux des hommes sur des actes qui leur paraissent, parfois et à tort, anodins. Mais dans le second cas, la mise au pilori par-devant le tribunal Internet est évidemment contestable. On ne saurait remplacer la justice étatique, aussi imparfaite soit-elle, par le verdict d’une foule galvanisée.
– Y a-t-il un paradoxe contemporain à brandir incessamment la protection des données tout en affichant son intimité publiquement?
– Oui, il reflète l’équilibre entre deux forces antagonistes. On le voit avec le thème du harcèlement comme avec Wikileaks, par exemple: dans un cas comme dans l’autre, la protection des données est parfois sacrifiée sur l’autel de la transparence. Ce phénomène est exacerbé par les technologies. Avant ces dernières, il y avait le filtre des médias.
– Précisément: les médias jouent-ils encore ce rôle?
– Il est difficile de généraliser, mais on observe une certaine tendance des médias à reprendre des informations déjà publiques sans effectuer l’enquête avec la même méthode que lorsque les faits n’ont pas encore été dévoilés. Ces médias oublient parfois qu’ils mettent en jeu leur propre responsabilité.
– Comment un présumé abuseur peut-il se défendre?
– L’honneur d’une personne est protégé par le droit pénal et le droit civil. Si l’atteinte est reconnue comme indue, la personne peut alors solliciter le retrait du contenu, et, dans certains cas, réclamer des dommages-intérêts ou un tort moral, voir déposer une plainte pour dénonciation calomnieuse.
– Pensez-vous qu’à la faveur de ce déferlement de dénonciations, la justice sera saisie de nombreuses contre-offensives?
– Sans aucun doute. Un subtil mélange de ripostes juridiques et communicationnelles s’organise. Certains démissionnent de leur poste, ce qui peut correspondre à une forme d’aveu, d’autres nient et contre-attaquent juridiquement.
– Il circule aussi sur YouTube des enregistrements de conversations téléphoniques compromettantes. Est-ce légal?
– Diffuser des conversations enregistrées à l’insu de la personne en cause étant une infraction pénale, ce mode de faire doit être évité.