Nouvelle orthographe dans les écoles romandes: «La complexité du français est arbitraire»
Interview
Les ministres romands de la Formation annoncent ce mercredi une série de réformes. Dès 2023, l’orthographe «rectifiée» va être introduite, de même que l’encouragement à utiliser le langage épicène pour les enseignants. Le psycholinguiste biennois Pascal Gygax analyse le débat

Psycholinguiste à l’Université de Fribourg et auteur d’un plaidoyer didactique pour le langage inclusif, Pascal Gygax réagit aux réformes du langage au sein de l’école romande annoncées ce mercredi par la Conférence intercantonale de l’instruction publique.
Dès 2023, l’orthographe «rectifiée», soit la suppression de certains accents, traits d’union ou encore règles d’accord jugées obsolètes, va être introduite pour simplifier l’apprentissage des élèves. Les enseignants seront également encouragés à utiliser le langage épicène. Concrètement, cela signifie privilégier les tournures neutres ou collectives, mais aussi accorder les termes désignant des métiers, des fonctions ou des statuts avec le genre féminin lorsque c’est le cas. Les doublets, soit le fait de répéter un substantif au féminin et au masculin, ne seront pas utilisés dans les consignes données aux élèves. Pour Pascal Gygax, ces deux volets de réformes font partie des adaptations naturelles d’une langue à son époque.
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Le Temps: Ces annonces vous surprennent-elles?
Pascal Gygax: Si une langue reste figée, elle meurt. En tant que psycholinguiste, je salue donc des réformes qui vont dans le bon sens. Sur le plan de l’orthographe, il existe aujourd’hui une scission grandissante entre l’écrit et oral qui mérite d’être questionnée. Les élèves suisses, belges et français ont des scores en langue moins bons que dans d’autres pays, parce qu’ils passent beaucoup de temps à essayer d’apprendre des règles d’orthographe qui ne reposent sur aucune logique. En vain. Or, une langue ultra-normée qui n’est plus comprise à l’oral finit par disparaître. C’est ce qui s’est passé avec le latin.
Doit-on pour autant renoncer à la complexité du français?
Cette complexité est construite de toutes pièces! Les multiples évolutions dans la graphie des mots ont été décidées de manière arbitraire et non pas en suivant les usages. On le doit à la volonté de l’Académie française et des grammairiens de différentes époques de complexifier le langage pour favoriser l’aristocratie. La langue sert avant tout à comprendre et à communiquer. Oui, il y a une forme de beauté dans la norme mais si elle empêche les élèves de progresser, à quoi bon? L’institution scolaire doit suivre l’évolution des usages sous peine d’être sans cesse en décalage avec son temps.
Quid des œuvres classiques, sont-elles vouées à devenir inintelligibles?
On ne lit déjà plus ces œuvres dans leur forme originelle. Essayez de déchiffrer un texte de Molière [XVIIe siècle, ndlr], c’est tout bonnement incompréhensible. La langue française a changé, change et changera, c’est ainsi. N’oublions pas que les réformes doivent être pensées pour améliorer le niveau des élèves en français. Passer moins de temps sur l’orthographe et davantage sur l’expression ou l’argumentation me paraît sensé.
L’orthographe «rectifiée» cohabitera néanmoins avec la graphie traditionnelle, les élèves ne risquent-ils pas de tout mélanger?
C’est ce qu’on appelle une transition en douceur, très suisse, pour ne pas brusquer les sensibilités des uns et des autres sans doute. On aurait effectivement pu aller plus loin et généraliser la nouvelle orthographe par souci de clarté.
Dans votre ouvrage «Le Cerveau pense-t-il au masculin?», vous décrivez comment le langage façonne nos représentations, y compris sexistes. Vous devez vous réjouir que l’école encourage désormais le langage épicène?
A l’heure actuelle, le langage véhicule effectivement une pensée androcentriste qui a une influence sur les élèves dans la mesure où il leur offre un regard biaisé sur le monde. Ce qui est intéressant, linguistiquement, c’est d’observer comment l’usage de l’écriture inclusive ou du langage épicène contribue à démasculiniser les représentations des enfants. Qu’on s’en réjouisse ou non, des études le prouvent. Le simple fait d’évoquer ces questions avec les élèves est aussi une porte d’entrée très efficace pour rebondir sur d’autres sujets d’égalité.
N’est-on pas en train d’imposer une idéologie aux élèves?
Parler d’idéologie et/ou de dogmatisme donne l’impression que le français n’a jamais été politique, ce qui est faux. Il ne s’agit pas d’une imposition nouvelle, mais d’une réaction à des siècles de masculinisation. L’histoire du français est truffée de vagues de masculinisation, au XIIIe siècle par exemple, durant lesquelles certains substantifs féminins ont tout bonnement disparu. En parlant d’autrice ou de poétesse, on n’invente rien, on revient simplement à l’usage d’avant le XVIIe siècle. D’autres outils d’écriture inclusive comme les formes contractées des doublets, en revanche, sont inédits.
La Suisse est-elle en retard sur ces questions par rapport aux autres pays francophones?
Le débat sur l’écriture inclusive en Suisse alémanique a vingt ans d’avance. Depuis 1995, les textes de la Chancellerie fédérale sont rédigés en écriture inclusive en allemand, mais pas en français, ni en italien ou en romanche. En ce qui concerne l’orthographe, la Suisse romande, même si elle est plus ouverte à des réformes du langage que la France, reste très influencée par l’Académie française.