Le vieillissement programmé de la population suisse oblige à repenser comment sera gérée la fin de vie, sous l’angle sanitaire. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) le souligne dans plusieurs rapports récents. Aujourd’hui déjà, le décès intervient dans 30 à 40% des cas après une démence qui a duré entre huit et dix ans. Ce ratio augmentera avec la multiplication des personnes qui vivront au-delà de 80 ou même 90 ans, ou qui mourront centenaires. C’est inéluctable: des femmes et des hommes seront toujours plus souvent atteints de maladies dégénératives ou d’une détérioration de leurs fonctions cognitives. Les acteurs de la santé se préparent à une complexité croissante de leur prise en charge.

L’intense débat suisse sur le suicide assisté a pu créer l’impression que les associations comme Exit ou Dignitas, qui ont fait de cette offre leur spécialité, détenaient un monopole sur la définition des conditions dignes de la fin de vie. C’est faux. Une offensive nationale est en marche pour promouvoir la médecine palliative comme alternative crédible non seulement au suicide assisté mais aussi à l’acharnement thérapeutique.

Pour combler son retard dans ce domaine, la Suisse – Confédération, cantons et branche de la santé – a développé une stratégie nationale et vient d’en définir les contours pour les années 2013 à 2015, après son lancement en 2010. La formation des médecins, un volet majeur, vient de faire l’objet d’une décision emblématique: à l’avenir, tous les étudiants en médecine recevront une formation de base en médecine palliative durant la phase pré-graduée de leur cursus.

Catherine Gasser, cheffe de la division Professions médicales à l’OFSP, parle d’une «étape très importante». Elle sera suivie d’autres initiatives destinées plutôt aux spécialistes, dans le cadre de la formation post-graduée et continue, jusqu’à présent le domaine réservé de la formation en médecine palliative.

Dans les milieux concernés, on évoque un «tour de force» tant les décisions ont été prises avec célérité et par consensus. La voie habituelle – profiter d’une révision périodique du catalogue des objectifs d’apprentissage – a d’emblée été écartée: le processus aurait été trop lent et aléatoire. Convaincu de la nécessité d’agir, l’OFSP a chargé un groupe d’experts de dresser un état des lieux de l’enseignement en médecine palliative dispensé dans les cinq facultés de médecine. Cette enquête a établi que la formation de base des étudiants était hétérogène et insuffisante – nombre d’heures obligatoires trop faible, couverture lacunaire d’une matière complexe.

L’hypothèse d’un retard sur les recommandations européennes s’est confirmée, explique le professeur Gian Domenico Borasio. Titulaire de l’unique chaire suisse universitaire de médecine palliative, à la Faculté de médecine de l’Université de Lausanne, il a coprésidé avec le professeur zurichois Urs Lütolf le groupe d’experts qui a recensé les nouveaux objectifs à inscrire dans le «Swiss Catalogue of Learning Objectives». Gardien de cette bible de la formation des étudiants en médecine, la Commission interfacultaire médicale suisse, la CIMS, a bien accueilli ce travail. Elle a validé à l’unanimité les recommandations, lors d’une séance en novembre 2012.

Le «Swiss Catalogue» nommait jusqu’à présent trois objectifs implicites concernant la médecine de la fin de vie. Le groupe d’experts a ­condensé sur une page A4 une ­douzaine de propositions de nouveaux objectifs relevant explicitement de la médecine palliative. Ces buts d’apprentissage couvrent trois champs: le savoir scientifique (l’identification et le contrôle des symptômes, la médication appropriée contre la douleur); le savoir-faire (la connaissance du cadre ­légal, la maîtrise des diverses ressources pour intervenir, la responsabilité de communiquer au patient et à son entourage); le savoir-être (la conscience de ses propres limites et de sa propre finitude ainsi que l’attention au patient et la reconnaissance de son droit à l’autonomie).

«Le savoir-être est difficile à enseigner, mais il est possible de créer les conditions de son développement», souligne le professeur Borasio. Par exemple en sensibilisant les étudiants aux limites de la médecine curative. «L’accompagnement médical de la fin de vie n’a rien de frustrant si le patient, avec ses besoins de confort et ses exigences de dignité, est placé au centre de la démarche médicale», assure le médecin.

Alors qu’il exerçait comme palliatologue à Munich, le professeur Borasio avait déjà réussi à rendre obligatoire la formation à la médecine palliative de tous les étudiants en médecine allemands: «On sème pour une belle récolte. L’impact potentiel de cette mesure est maximal: des générations de nouveaux médecins seront aptes à intégrer dans leur pratique quotidienne le besoin de confort physique, moral, relationnel et même spirituel de leurs patients en fin de vie.»

Gian Domenico Borasio rend hommage aux étudiants suisses. Représentée dans la CIMS, leur association, la Swimsa (Swiss Medical Students’ Association) réclamait cette réforme. Son président, Philippe Carruzzo, s’en explique: «Parler de la mort quand on est formé à soigner, ça s’apprend. Tous, on s’en rend compte dès nos premiers stages à l’hôpital. Quand on voit des grands chefs détester ce moment et déléguer à de jeunes médecins la communication avec les proches, ça interpelle.»

Les étudiants n’ont pas attendu la réforme des études pour agir. A Berne, par exemple, ils ont lancé des rencontres baptisées «Docteur and Death»: une série de conférences, débats et jeux de rôles qui rencontrent un succès fulgurant. L’initiative a entre-temps fait des émules dans d’autres facultés.

La balle est maintenant dans le camp des facultés de médecine de Genève, Lausanne, Berne, Bâle et Zurich. Il leur revient de mettre en œuvre la réforme des études de médecine, au plus tard pour la rentrée académique 2014. Mêlant théorie et pratique, le cursus obligatoire devrait porter sur environ 30 à 40 heures d’enseignement obli­gatoire. Les facultés ont reçu des ­recom­mandations du groupe d’experts mais, jalouses de leur autonomie, elles ont préservé leur marge de manœuvre. Il n’y a pourtant pas de limite à leur créativité. Gian Domenico Borasio valorise cette liberté, tout en pronostiquant quelques résistances, ici et là: «Rien qui puisse bloquer le processus. Les facultés, représentées dans la CIMS, ont pris cette responsabilité. Plusieurs chemins mènent à Rome et tout le monde veut y arriver!»

Le décès intervient dans 30 à 40% des cas après une démence qui a duré de huit à dix ans

L’accompagnement médical de la fin de vie n’a rien de frustrant si le patient est placé au centre de la démarche