Environnement
Entre Berne et Fribourg, le site naturel va officiellement devenir en 2019 le premier parc aux étoiles de Suisse. Loin de la pollution lumineuse des villes, un rêve pour les astronomes amateurs, pour la nature, et pour ceux qui sont fatigués de courir

Cet article consacré à la pollution lumineuse vous est proposé dans un mode «nuit» réalisé pour l’occasion, afin de faciliter votre lecture dans l’obscurité.
«C’est intime, c’est délicat. On n’entre pas en matière sur les rennes et les luges de Noël. On ne peut que sensibiliser les habitants, parler des étoiles.» Château de Schwarzenburg, canton de Berne. Derrière les murs épais de la bâtisse du XVIIe se trame en partie le XXIe siècle du parc naturel du Gantrisch, petit morceau de Suisse coincé entre Berne et Fribourg, qui s’apprête à devenir officiellement le premier parc aux étoiles de Suisse, un cœur obscur pour les villes trop brillantes qui l’entourent, une réserve de ciel intact où la Voie lactée peut continuer de tracer un chemin, et où insectes, animaux et êtres humains peuvent cohabiter et tranquillement prospérer. Si donc les luges, lutins et rennes de Noël ne s’y opposent pas, lumineuses et kitschissimes décorations qui s’obstinent à clignoter en cette période de l’année dans les sites habités du parc. «Mais c’est très limité et cela ne dure que peu de temps. Aujourd’hui, nous remplissons toutes les conditions pour obtenir la certification International Dark-Sky Park [en français, un «parc nocturne»]. Nous allons pouvoir faire reconnaître la valeur de l’obscurité.»
Géographe de formation, Nicole Dahinden pilote depuis 2014 le projet de parc aux étoiles dans le Gantrisch, qui veut transformer cette région périphérique un peu négligée en capitale suisse de la nuit. En janvier, elle va boucler sa demande de reconnaissance à l’International Dark-Sky Association (IDA), qui vient de fêter ses 30 ans. Avec ses 400 km² s’étalant de 510 à 2239 mètres, le Gantrisch deviendra alors le 64e parc homologué dans le monde, à côté de la Vallée de la mort ou du Grand Canyon, excusez du peu…
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Trois observatoires
Depuis quand n’avez-vous pas vu la Voie lactée? En Suisse, en Europe, les cieux nocturnes sont devenus aveugles, les villes projetant leurs lueurs toujours plus loin, pour exister sur la carte du monde et rassurer leurs habitants grâce à des technologies LED toujours moins chères. Le Gantrisch est une région agricole composée de moyenne montagne et de hameaux dont le nom trahit la vocation – «Milchen», «Zumholz». Réservoir de biodiversité sous-peuplé, et donc sous-éclairé, le Gantrisch est un paradis pour astronomes, et le parc organise l’été des séances nocturnes de découverte pour les familles, pour les curieux. Des sites ont été aménagés, qui ouvrent sur de prodigieux promontoires. Gravis de nuit, sans lampe de poche mais sous la lune, les derniers mètres de la passerelle du Guggershörnli sont vertigineux et donnent le sentiment qu’on entre dans le ciel. De là-haut, la vue porte jusqu’au Jura. Et le firmament est une débauche d’étoiles.
Ce n’est pas pour rien que le parc compte trois observatoires, et que la star de l’architecture Mario Botta lui-même planche sur la modernisation du site d’Uecht, dans le nord-est du site: les cieux nocturnes du Gantrisch sont les plus sombres de Suisse, et la galaxie aux 400 milliards d’étoiles s’impose partout dès qu’on lève les yeux la nuit. La partie sud, le cœur du parc, est aussi noire que possible, sans source d’émission lumineuse. Et tout est fait pour préserver l’obscurité la nuit dans le reste de la zone, auprès des 43 500 habitants.
Premier succès, Pro Natura a décerné en novembre le Prix Elisabeth et Oscar Beugger au projet «Paysage nocturne dans le parc naturel du Gantrisch». La certification internationale du Gantrisch marquera une étape supplémentaire, aux allures de revanche pour cette région peu développée. En l’état, toutes les mesures, faites avec des QVM, de petits boîtiers photosensibles que l’on braque vers le ciel pour mesurer son degré de «noireté» sur un certain arc, et surtout à l’aide de satellites, plus précis, montrent que les critères de l’International Dark-Sky Association sont bien remplis. Encore faut-il veiller à ce que la situation n’évolue pas. Un «plan lumière» vertueux existe, avec un guide des bonnes pratiques. Or le parc comprend 22 communes, 21 dépendant du canton de Berne et une de Fribourg. Comment s’assurer que les plus grandes ne vont pas s’équiper de chaleureux lampadaires d’extérieur ou d’un stade suréclairé, certaines accueillant de plus en plus de citadins pendulaires? D’autant que seules les communes ont la main sur les règlements de construction. Le parc ne peut que faire des recommandations, donner des conseils.
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La persuasion, mère de toutes les batailles
«Nos ateliers ont réuni 16 des 22 communes», explique Nicole Dahinden. Ateliers pédagogiques sur l’éclairage intelligent, projets pour les enfants des écoles, expositions itinérantes pour rappeler les dommages de la lumière pour les insectes et les animaux… Pendant trois ans, l’équipe du parc n’a pas chômé pour arriver à ses fins: convaincre de l’importance de garder un ciel bien noir, un trésor naturel et culturel. «Les gens plus âgés ont eu l’habitude de vivre sans trop de lumière, mais c’est plus compliqué avec les jeunes, qui ont habité en ville et qui veulent beaucoup de lumière dans leur vie privée», remarque Andrea Spring, conseillère municipale à Kaufdorf, une des communes du parc en train d’adopter un règlement plus restrictif concernant l’éclairage. «Mais plus d’obscurité permet aussi de mieux dormir. Je crois que toute la Suisse peut profiter de l’obscurité qui règne ici, elle remplit une vraie fonction», insiste celle qui est aussi infirmière. Viendra-t-on un jour prendre des bains de nuit comme on a pris des bains de soleil?
The Gantrisch, 1898 #swissart #hodler pic.twitter.com/p4gwxpgPh3
— Ferdinand Hodler (@artisthodler) December 16, 2018
«Il est bien plus facile de retrouver de l’obscurité que de combattre le changement climatique», explique Lea Jost, cheffe du projet Energie au Gantrisch. Lampes d’extérieur dirigées vers le bas, qui ne s’allument que grâce à la détection de mouvements, pas de vitrines allumées la nuit, préférence pour la lumière jaune à 3000 kelvins… Même les automobilistes sont vivement encouragés à ne pas rouler pleins phares sur les routes. Les résultats sont probants: dans les zones habitées du parc, la lumière reste basse, sans halo, bien orientée vers le sol. «Il y a toujours un peu de lumière dans les zones habitées, on n’a plus de tache complètement sombre en Suisse aujourd’hui, remarque Lukas Schuler, à la tête de Dark-Sky Switzerland, qui compte 400 membres. Au début, je n’étais pas très optimiste pour le Gantrisch, qui n’a pas beaucoup de moyens et ne peut rien faire si de nouvelles lumières arrivent depuis Berne ou Fribourg. Mais je suis heureux des progrès accomplis, c’est un excellent signal, et j’ai défendu le parc lors de notre congrès international qui vient de se dérouler aux Etats-Unis.»
Le bon filon des parcs régionaux
Une étude de l’Université de Berne, publiée dans la revue Nature en 2017, a montré combien les pollinisateurs nocturnes (insectes et papillons), qui s’orientent avec la lune, sont perturbés par la lumière artificielle et peu productifs. Les conséquences touchent aussi les hommes, puisque les prairies sont moins fleuries et les arbres donnent moins de fruits. «Trop de lumière dérègle les chauves-souris», confirme le naturaliste Rob van der Es, qui organise une Nuit de la chauve-souris le dernier week-end du mois d’août – près de 600 personnes y ont déjà assisté. «Chaque lampe attire des milliers d’insectes qui leur échappent, eux-mêmes se fatiguent et meurent, la chaîne alimentaire change, et les chauves-souris sont aussi désorientées par les lumières. Elles s’orientent avec des sonars mais ne sont pas aveugles. L’obscurité du Gantrisch est un bon refuge pour elles.» Lui recouvre systématiquement la lampe automatique de son jardin avec un pull la nuit, pour l’empêcher de s’allumer au passage d’animaux. «C’est tellement facile. Nous ne savons pas ce que nous faisons, avec nos lumières!» Tous les êtres vivants sont touchés par les débordements de la lumière artificielle dans les rythmes biologiques. «On n’est encore qu’au début de la recherche sur les effets de la pollution lumineuse», confirme Fabian Reichenbach, chef de projet Plantes et Animaux au Gantrisch. Le Conseil fédéral a pourtant décidé fin novembre de ne pas modifier l’ordonnance sur la protection de la nature et du paysage, estimant que les effets des émissions lumineuses sur la biodiversité étaient suffisamment pris en compte.
C’est peut-être contre-intuitif, mais c’est bien le tourisme qui pourrait pérenniser la vocation nocturne du Gantrisch. Car la nuit plaît. «Les nouveaux parcs aux étoiles voient leur fréquentation augmenter de 20%», explique Lukas Schuler, de Dark-Sky Switzerland. Certains visiteurs veulent tout simplement ralentir, faire une pause dans leur vie qui fonce, retrouver un certain accord avec une nature en voie de disparition accélérée. D’autres veulent profiter de «la redynamisation de l’espace nocturne, via des événements de sensibilisation», comme le disent les experts du secteur touristique: entre nature et culture, la sanctuarisation du ciel étoilé s’accompagne de tours de nuit axés sur l’observation du ciel en compagnie d’astronomes, de campements de nuit permettant d’éprouver des sensations inconnues aux urbains…
L’enjeu économique est réel, d’autant qu’une étude de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich publiée mi-décembre a chiffré pour la première fois les bénéfices des parcs régionaux pour 2017-2018: ceux-ci sont déjà très rentables, et les 800 000 francs investis par le secteur public dans le Gantrisch en ont rapporté 3,5 millions. Un vrai cadeau de Noël, et de quoi faire taire les oppositions qui se font encore entendre dans certaines communes du parc ou aux alentours, pas convaincues par certains choix d’investissement. Le parc a aussi créé 87 emplois à plein temps. Melissa Nef dirige GantrischPlus, la structure publique créée cette année qui vise à développer le tourisme et le bien-être dans le parc. La trentenaire, qui a habité à Montréal et à Tokyo, est aussi une amoureuse du camping dans la nuit noire: «On ne peut pas s’imaginer comment c’est. Il faut parler des étoiles plutôt que de l’obscurité.» Elle est convaincue qu’un large public peut découvrir les bienfaits du Gantrisch. Une histoire vertueuse, où l’économie et l’environnement marchent main dans la main. Presque un conte de Noël.