Enrique Vazquez est arrivé en Suisse à l'âge de 10 ans, avec ses parents. «J'y venais déjà en vacances. Mon père, qui a été maçon toute sa vie, était saisonnier. Il avait signé au bureau de recrutement. On ne se voyait pas pendant six mois.» Pour l'enfant, le départ du village galicien (Santa Eufemia, province d'Orense) se fait en douceur, puisqu'il signifie aussi regroupement familial. La famille s'installe à Yverdon: «Les Suisses avaient déserté la rue de la Plaine et ses maisons avec chauffage au bois.» Il n'a pas de mauvais souvenir lié à sa qualité d'étranger. «Dans ma classe, nous n'étions que deux étrangers, un Italien et moi. Mon amie, qui est institutrice à Renens, a aujourd'hui une classe de 24 élèves parmi lesquels il n'y a pas un seul Suisse!»
Le cas d'Amilcar Cunha est différent, puisqu'il a émigré de son propre chef à 25 ans. Fils d'un père ouvrier sidérurgiste et d'une mère presque illettrée, il grandit à Cova da Piedade, dans la banlieue populaire de Lisbonne. Il devient dessinateur industriel, mais perd son travail lorsque son entreprise ferme à la suite de la perte des colonies africaines. Se retrouvant au chômage, il décide d'aller voir ailleurs. Des amis à lui avaient fait de même et s'en trouvaient bien. Ne pouvant rester en France, il arrive en Suisse en 1980. Neuf francs de l'heure comme ouvrier agricole à Fully (VS).
L'intégration
Elle se fait petit à petit pour Enrique Vazquez, dont le français devient très rapidement la langue «maternelle». Pour son parcours professionnel, il évoque un apprentissage de charpentier, un CFC de dessinateur en bâtiment, puis «tous les métiers qu'on peut faire sur un chantier». Puis il devient indépendant, «grâce au chômage dans la construction. Au Sud, chacun a envie d'avoir quelque chose à soi, ce qui n'est pas le cas pour les Suisses.» D'abord, il a cousu et vendu des cerfs-volants. Avant de reprendre, il y a cinq ans, le dépôt-vente «Troc 2000», à Yverdon. Ne l'appelez pas brocanteur: «Ils font monter les enchères, mois je veux vendre les choses pour ce qu'elles valent. Ici, on peut se meubler et s'équiper pour 1000 francs. Je suis fier de donner une nouvelle vie aux objets et de ne pas participer à la société de consommation.» Son «usine», comme il l'appelle, sert aussi de rendez-vous social, affirme celui qui porte la boucle à l'oreille et se définit comme un demi-révolutionnaire.
Amilcar Cunha a quitté la vigne. On le retrouve dans le restaurant d'une station de ski valaisanne. «J'ai fait six ans dans l'hôtellerie, parfois avec un permis, parfois au noir.» Il a souffert du manque de respect des Suisses pour les travailleurs étrangers, garde un souvenir humiliant des visites médicales du statut de saisonnier. Ayant obtenu le permis B, il décide de reprendre son métier de dessinateur, suit les cours du soir et adhère à la FOBB. Rencontre avec le syndicaliste Gérard Forster, marquante pour son engagement syndical et militant dont il ne se départira plus. «Le seul endroit d'intégration en Suisse à l'époque, c'était le syndicat.»
La politique
Ayant entendu parler des futurs droits politiques des étrangers, Enrique Vazquez manifeste son intérêt, l'été dernier, aux édiles de Gressy. C'est le village où il habite, avec sa compagne, une fille du coin, et leurs enfants. L'idée de participer au conseil général lui paraît d'autant plus piquante que, malgré son insistance, il n'a encore jamais réussi à se faire admettre dans les pompiers. «Sans vexer personne, j'estime avoir de bonnes idées sur plein de choses.» Les équipements, la gestion des déchets, la vie communautaire. Car il y a des limites au chacun pour soi: avec 160 habitants, Gressy n'a plus ni café ni magasin, mais six piscines.
Il y a un an et demi, Amilcar Cunha a adhéré au Parti socialiste de La Tour-de-Peilz. Il n'aime pas l'extrême gauche, qui se met en marge des affaires. Mais il ne souhaite pas moins que les socialistes sortent du Conseil fédéral pour pouvoir proposer dans quatre ans un gouvernement alternatif. Au Conseil communal, il espère participer à la commission des naturalisations. «Non, ce n'est pas une provocation.» Il veut y montrer l'ouverture qu'il n'a pas toujours rencontrée sur sa route, ayant lui-même entrepris avec sa famille les démarches pour obtenir le passeport suisse.
Et maintenant?
Enrique Vazquez songe aussi désormais à la naturalisation. Avant, les procédures étaient dissuasives. Il y a huit ans, son père a perdu son travail. Alors ses parents sont retournés à Santa Eufemia, dans la maison qu'ils avaient fait construire. Ils souffrent de l'éclatement familial. «En Galice, j'y vais assez régulièrement, mais maintenant, c'est là-bas que je suis étranger.» Avec les droits politiques, il ne se sent «ni privilégié, ni gagnant de quoi que ce soit, mais simplement content que le droit s'adapte à la vie de tous les jours», pour lui qui a toujours participé aux discussions politiques. «Gressy a besoin de changement. J'ai lancé le bruit que je voulais devenir syndic dans quatre ans, cela fait parler dans le village.»
Amilcar Cunha a épousé une Irlandaise, dont il a trois enfants adolescents. On parle anglais à la maison. Il a tourné la page du Portugal. Pas de saudade pour un pays qui ne lui donnait pas d'avenir. Il cite Ramuz: «Ton pays, c'est celui où tu te sens bien.» Mais s'il aime la Suisse, c'est à cause de gens comme Forster. Et s'il veut devenir Suisse, c'est pour défendre les plus précaires. Comme les clandestins, «ces petites mains qui permettent aux femmes suisses de faire carrière». Il est en sûr, «la fin de la suprématie de la banque et des assurances est proche.»