épidémie
Dépassés par la charge ou la complexité du travail, certains parents peinent à accompagner leurs enfants dans leurs apprentissages scolaires. En creux: la crainte que les élèves les plus faibles prennent du retard

«On reçoit chaque jour énormément d’informations, venant de multiples canaux, chaque enseignant a sa méthode, je me sens incapable d’aider mes enfants.» La détresse est palpable chez Adrien*, père de famille du Jura bernois. Comme lui, de nombreux parents se retrouvent démunis face au défi de l’école à domicile, dépassés par la masse de travail ou la complexité des tâches. Les Départements cantonaux de l’instruction publique ont beau répéter qu’il ne s’agit pas de s’improviser enseignants, le simple suivi du travail à effectuer relève parfois du casse-tête.
Alors que la Confédération a confirmé mercredi que l’année scolaire serait bel et bien validée, le flou demeure sur la durée du semi-confinement. Certains parents craignent de ne pas réussir à tenir sur la longueur.
Manque de temps, de matériel informatique ou encore de compétences techniques et linguistiques: de nombreux facteurs entravent la mission d’encadrement scolaire des parents. Pour Julie, universitaire vaudoise de 35 ans, «les programmes proposés ne sont réalistes que pour les parents qui ne font pas de télétravail ou qui peuvent se relayer pour soutenir leurs enfants».
Sommée de travailler à la maison, la jeune femme, qui possède également son entreprise, s’occupe seule de ses deux enfants. Chaque jour, Julie reçoit un programme scolaire, «dont la moitié est facultative», mais qui occupe chaque enfant environ trois heures par jour. «Comme ils sont jeunes, ils ont besoin d’explications, de consignes et doivent être constamment guidés dans leurs tâches, détaille-t-elle. Avec mon activité professionnelle très prenante, je n’ai pas suffisamment de temps pour les encadrer.»
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Depuis la fermeture des écoles le 13 mars dernier, les autorités ont ralenti la cadence: pas de nouvelles acquisitions ni d’examens, uniquement des révisions. La charge de travail reste néanmoins trop importante aux yeux de Camille*, mère d’un enfant de 4 ans et demi qui voit sa première année d’école chamboulée. «La maîtresse dépose des fiches de pré-écriture dans notre boîte aux lettres et envoie des suggestions d’activités facultatives tous les jours, y compris le week-end, raconte la jeune Vaudoise. Même si cela part d’une bonne intention, je trouve cette façon de faire envahissante.» Elle sait toutefois que ce zèle découle aussi de pressions de la part de parents inquiets que leur enfant ne progresse pas au rythme prévu.
«Garder le lien»
De fait, l’école à distance est aussi une nouveauté pour les maîtres, qui ont dû s’adapter en urgence, en particulier au primaire où aucune structure d’enseignement en ligne n’existait jusqu’ici. «Les enseignants se démènent pour bien faire et garder le lien avec leurs élèves, affirme Francesca Marchesini, présidente de la Société pédagogique genevoise. Ils préfèrent donner suffisamment de travail pour éviter que les élèves les plus rapides se retrouvent désœuvrés; les parents ne doivent pas se sentir obligés de tout faire.»
Alors qu’il s’agit désormais de «consolider des acquis», la syndicaliste relève l’inventivité des maîtres qui n’hésitent pas à expérimenter des nouvelles méthodes d’enseignement ludiques et créatives, telles que des vidéos ou des textes participatifs. «Vu le flou existant, l’institution a dû nous faire confiance; j’espère que certaines initiatives demeureront après la crise.»
«Mission impossible»
Source de stress pour la plupart des parents, l’école à la maison relève de la «mission impossible» pour les personnes illettrées, comme le soulignait récemment l’association Lire et écrire. C’est le cas d’Adrien, père de deux enfants de 12 et 14 ans. A l’instar d’un adulte sur six en Suisse, il éprouve des difficultés à lire et à comprendre un texte simple. «Il a d’abord fallu se familiariser avec le matériel et installer les différents programmes informatiques, ce qui nous a fait perdre du temps», déplore Adrien. Tandis que son jeune fils, qui est à l’école primaire, reçoit des fiches à domicile, l’aîné doit télécharger des documents en ligne et communiquer par chat. Avec un seul ordinateur familial, la tâche s’avère rapidement compliquée. «Heureusement, l’école nous en a prêté un récemment.»
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Pour Adrien, le contenu des exercices de français reste la plus grande épreuve. «La peur de faire faux engendre une pression psychologique et un gaspillage colossal d’énergie, confi-t-il. Quand je ne comprends pas, je dois me fier uniquement à ce me dit mon fils aîné.» En échec scolaire, l’adolescent peine à se motiver. «On s’est vite rendu compte qu’il avait pris du retard, il ne nous montrait pas tous ses devoirs, raconte le père de famille. Heureusement, il y a des contacts possibles avec les enseignants, même s’ils sont très sollicités.»
Pour son jeune fils, c’est le passage à l’école secondaire qui est aujourd’hui en jeu. «Alors qu’il lui manquait quelques dixièmes en janvier dernier pour intégrer la filière supérieure, il comptait sur ce dernier semestre pour se rattraper. La situation actuelle provoque une grande frustration chez lui», regrette Adrien. Trois semaines après la fermeture des écoles, la fatigue se fait sentir. «La lassitude s’installe. Alors qu’il faut motiver les enfants chaque jour un peu plus, tenir le rythme va être très difficile. A la fin de la journée, on est tous raides.»
Crainte d’un «fossé social»
Président de la Famco (Fédération genevoise des associations des maîtres du cycle d’orientation), Julien Nicolet redoute qu’un «fossé social» se creuse. «Déposer des fiches de travail et donner des consignes, la technique peut bien marcher si les élèves sont à l’aise avec la matière, estime-t-il. En revanche, c’est l’échec assuré avec des élèves plus faibles, qui manquent parfois d’autonomie, de motivation, voire de matériel.» Il n’est pas rare en effet que des élèves travaillent sur leur téléphone portable uniquement.
De fait, garder le contact avec l’ensemble de la classe relève du défi pour l’enseignant. «Certains élèves ont pu être joints par téléphone, mais ne fournissent pas toujours le travail demandé, détaille Julien Nicolet. Les enseignants doivent sans arrêt être derrière eux pour s’assurer que personne ne décroche.»
Alors que «le rythme de croisière est encore loin d’être atteint», le syndicat a lancé récemment une vaste consultation auprès des enseignants pour identifier les failles du dispositif. Et si les écoles devaient rester fermées jusqu’à la fin de l’année? «On se pliera évidemment aux exigences sanitaires, répond Julien Nicolet, mais sur le plan pédagogique le résultat est insatisfaisant. Seuls les meilleurs élèves progressent.»
* Prénom d’emprunt