Il a le goût des tartines de notre enfance, au même titre que le Cenovis, la mélasse ou le Nutella. Le Parfait, c'est de lui qu'il s'agit, «fait partie des produits de base de la ménagère suisse», indique Nestlé, propriétaire de la marque depuis 1971, qui produit quelque 700 tonnes par an de la célèbre pâte à tartiner.

Mais de quoi, au juste, se compose cette étrange crème dont la couleur oscille entre le gris et le saumoné? Comment est-elle née? Le jeune historien fribourgeois Pierre Brodard, 26 ans, a consacré son mémoire de master aux débuts de l'entreprise Dyna, qui a lancé Le Parfait sur le marché en 1950. A la demande de la Société d'histoire du canton de Fribourg, il tient ce soir une conférence* sur ce fleuron du passé industriel fribourgeois.

«A usage diététique»

«Tout part de Cardinal, dans les années 1930», raconte Pierre Brodard. Claude Blancpain, petit-fils du fondateur de la brasserie, cherche des solutions pour utiliser l'important stock de levure de bière excédentaire. En 1938, à l'Institut Pasteur de Paris, il se lie d'amitié avec Erwin Haag, qu'il fait venir à Fribourg. S'intéressant à la valeur nutritive d'un produit (riche en vitamine B, protéines et sels minéraux) qui servait jusqu'alors de fourrage pour les animaux, ils élaborent la recette d'une pâte à tartiner végétale.

«Par des lessivages intensifs, ils sont parvenus à supprimer le gros de l'amertume de la levure de bière. De cette façon, elle devenait propre à la consommation», note Pierre Brodard. Dès 1931, à Rheinfelden (AG), un groupe d'industriels alémaniques avait procédé de la même manière pour créer le Cenovis.

Le foie, un coup de génie

L'entreprise Dyna est fondée en 1942. Elle produit bientôt ce premier pâté «à usage diététique». Les temps sont propices. Face aux restrictions de la Seconde Guerre mondiale, les autorités fédérales décident de soutenir la production de ce nouvel aliment, qui est un succédané appréciable de la viande, laquelle se fait rare en cette période troublée. Les ventes explosent... jusqu'en 1945. Puis c'est la chute.

«La viande était à nouveau disponible sur le marché, et le pâté a souffert de sa réputation d'ersatz. Les Suisses s'en sont détournés», relève l'historien.

Dyna tente de se diversifier en produisant tour à tour des raviolis, des confitures, de la pâte à tartiner au chocolat... En vain. Les flops se succèdent, et la société ne doit son salut qu'à l'intervention salvatrice de la famille Blancpain. C'est alors qu'Erwin Haag a une idée de génie. Au pâté de base à la levure de bière, il ajoute des graisses végétales, et surtout du foie et de la truffe. «Par là, il avait l'intention d'imiter les pâtés de luxe français», précise Pierre Brodard. Commercialisé à bas prix sous le nom «Le Parfait», ce nouveau produit connaît un succès immédiat, permettant à l'entreprise d'opérer un redressement spectaculaire. Le spectre de la faillite s'éloigne. Mieux, Dyna exporte bientôt sa production, en particulier en Allemagne.

Occupant jusqu'alors des locaux au sein de Cardinal, la société construit son usine en 1959, près de la brasserie. Deux ans plus tard, elle ouvre une succursale à Fribourg-en-Brisgau, destinée à approvisionner le marché commun européen (à l'époque, les droits de douane étaient prohibitifs pour les produits helvétiques). La production tourne à plein régime. A la fin des années 60, le site de Fribourg compte 130 employés, son homologue allemand en recense une septantaine. Le Parfait affole les palais britanniques. Il est vendu comme produit de luxe dans le prestigieux magasin Harrod's de Londres, où, en 1971, Miss Angleterre le soumet à la dégustation.

«En Suisse, on assiste à des pics de ventes pendant la guerre de Corée et en 1956, après la crise de Suez. Les gens, inquiets, faisaient des réserves. Or Le Parfait se conservait bien», observe Pierre Brodard.

En 1971, en raison du manque de relève et de la saturation du marché suisse, Claude Blancpain vend Dyna à Nestlé. La multinationale concentre ses efforts sur Le Parfait et abandonne les autres marques. En 2007, elle ferme le site de Fribourg, où travaillaient encore une douzaine de personnes, pour recentrer la production sur le centre de «compétences culinaires» de Bâle, où Le Parfait est désormais fabriqué avec les sauces, moutardes et autres mayonnaises.

*«Ce qui est Parfait n'existe qu'en tube», conférence de Pierre Brodard, Université de Fribourg, Miséricorde, salle 3115, mercredi 15 octobre, 20h. Entrée libre.