Tout au long de cette année des 20 ans, Le Temps a traité plusieurs causes. La septième et dernière concerne le laboratoire politique helvétique. Depuis quelques années, le pays peine à mener à bien de grandes réformes se multiplient, tandis que la classe politique est prise de vitesse par la société civile et les réseaux sociaux.

Toutefois, le système suisse garde des atouts. Génie du fédéralisme, les nouvelles idées peuvent être testées au niveau communal ou cantonal avant d’être étendues au reste du pays. Nous explorons ces pistes durant cinq semaines.

La Suisse est une terre de mythes qu’elle s’efforce d’entretenir avec plus ou moins de succès. Et si son parlement de milice en était un de plus, à côté de Tell, Winkelried ou l’indépendance farouche? Et s’il fallait mieux payer nos élus, afin d’éviter les rémunérations occultes et la pression des lobbies?

Il y a peu, le député valaisan PLR Philippe Nantermod, après s’être fait admonester sur le plateau d’Infrarouge par le conseiller d’Etat socialiste Pierre-Yves Maillard, a renoncé à l’enveloppe qu’il touchait de l’assureur maladie Groupe Mutuel dans le cadre d’un groupe de réflexion. «J’ai fait une grave erreur d’appréciation, ma crédibilité était en jeu, convient-il. Même si ce genre de rémunération existe dans tous les partis.»

Les gains d’élus: deux exemples

Philippe Nantermod ne vit que de son mandat bernois. Il ne touche ni salaire ni dividendes de son étude d’avocat, mais il fait quelques réserves «pour le cas où je ne serais pas réélu». Son travail parlementaire lui garantit 82 742 francs brut par an. S’y ajoutent les indemnités non imposables pour 63 665 francs, comme les frais de nuitées, de repas, de transport, de dépenses de personnel.

Autre avocat PLR, autre situation. Le Genevois Christian Lüscher, lui, gagne comme élu 125 000 francs par année, dont 72 444 francs d’indemnités brutes. «Cela s’ajoute à mon revenu d’avocat. De fait, je travaille à 150%. Question groupes d’intérêts, je n’ai jamais touché un centime de quiconque.» Il estime que le job est suffisamment payé et tient au parlement de milice.

Une initiative déposée l’année passée: On votera sur le financement des partis

Lisa Mazzone: «Plus de moyens pour être un contre-pouvoir»

Ce n’est pas le cas de la Verte genevoise Lisa Mazzone: «Pour que les élus soient un vrai contre-pouvoir à l’administration et aux lobbies, il nous faudrait davantage de moyens en personnel. C’est un leurre de penser que nous sommes totalement indépendants de l’administration et de nos partenaires, même associatifs. Avec de meilleures conditions, nous pourrions vraiment faire de la politique.» En 2017, Lisa Mazzone a touché comme parlementaire 82 027 francs bruts (plus les indemnités non imposables). Elle perçoit aussi 5000 francs pour la vice-présidence du parti national et 4590 francs de l’Association transports et environnement (ATE).

Elle n’a pas de job à côté de la politique. En eût-elle un qu’elle devrait avoir le don d’ubiquité, glisse-t-elle: «Dans les grands partis, vous pouvez ne siéger que dans une ou deux commissions, et par conséquent avoir moins de travail que moi. C’est sans compter la disponibilité qu’on doit avoir pour les médias.» Un parlementaire qui ne répond pas aux journalistes est en effet un élu menacé à brève échéance d’invisibilité. Il se doit aussi de consacrer du temps aux campagnes, aux réunions de parti et au public. De fait, il n’y a guère que les indépendants et les professions libérales qui peuvent jongler entre la fonction politique et le travail. Ce qui fait dire à Lisa Mazzone: «Le politicien de milice, avec les mains dans le cambouis, est un mythe et une hypocrisie. Beaucoup ne font que cela, comme moi.» Impossible de faire pareil dans les parlements cantonaux et communaux, dont le mandat ne permet pas de vivre.

En mars 2018: Le financement public des partis dans le viseur au Tessin

L’analyse de Pascal Sciarini: «De vrais miliciens, il n’y en a presque plus»

C’est aussi le constat du politologue Pascal Sciarini, professeur à l’Université de Genève, coauteur d’une «Etude sur les revenus et les charges des parlementaires fédéraux» réalisée à la demande de Berne: «De vrais miliciens, il n’y en a presque plus. Le parlementaire médian consacre 50% de son temps pour les séances de plénum et de commission, temps de préparation inclus. Si on y ajoute le travail directement lié au mandat mais exercé à l’extérieur du parlement, par exemple les relations avec les médias et le public, le pourcentage grimpe à plus de 80% pour les élus du Conseil national et plus de 70% pour ceux du Conseil des Etats.» Ainsi donc, le système de milice si cher à la Suisse, un pied à l’écurie ou au bureau, l’autre sous la Coupole, est en passe de devenir un reliquat sémantique.

Avec une dernière conséquence toutefois: «Il y a d’énormes variations de revenu entre les députés, selon le nombre et le type de commissions dans lesquelles ils siègent et selon qu’ils engagent ou non un collaborateur et à quel taux», explique Pascal Sciarini. Impossible en effet de définir le salaire moyen du parlementaire type (voire colonne). Les conseillers aux Etats ont davantage de commissions, mais les conseillers nationaux passent plus de temps en plénum. Cependant, le revenu peut varier du simple au double à l’intérieur de chaque catégorie. «Les parlementaires sont plutôt satisfaits du système, hormis leur caisse de prévoyance», ajoute Pascal Sciarini.

Alors, pourquoi faudrait-il les payer davantage? «Plus on les rétribue correctement, plus ils seront indépendants d’autres sources de financement, comme les mandats dans les conseils d’administration ou les liens avec les groupes d’intérêts», estime le politologue.

Un avis que ne partage pas Philippe Nantermod: «Je ne crois pas que des rémunérations plus élevées empêcheraient les liens d’intérêts.» Aujourd’hui, la moitié des parlementaires n’utilisent pas la contribution forfaitaire de 33 000 francs prévue pour engager un collaborateur et gardent cette somme pour eux. «Certains font ce choix car leur revenu serait insuffisant sans cela, poursuit Pascal Sciarini. Cela crée toutefois une petite anomalie du point de vue fiscal, car cette contribution n’est pas soumise à l’impôt.»

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Il n’y a eu aucun salaire jusque dans les années 1960

Qu’on revalorise ou non la fonction, la Suisse se normalise. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil dans le rétroviseur avec Andrea Pilotti, chercheur à l’Observatoire de la vie politique régionale à l’Université de Lausanne et membre de l’Observatoire des élites suisses, auteur du livre Entre démocratisation et professionnalisation: le parlement suisse et ses membres de 1910 à 2016. Longtemps, les parlementaires fédéraux n’ont touché aucun salaire, ne percevant que des jetons de présence et des indemnités de déplacement, contrairement à leurs homologues occidentaux. Et ce, jusqu’à la fin des années 1960.

C’est la fâcheuse «affaire des Mirages» qui, en 1964, va ébranler la confiance en le système de milice. A la faveur d’une nouvelle demande de crédit, les parlementaires ébahis découvrent qu’ils ont été tenus à l’écart de la procédure d’achat. «Jusque-là, le parlement était une caisse d’enregistrement et les députés des amateurs sans moyens», rappelle Andrea Pilotti. Ce scandale va provoquer la création de la première commission d’enquête parlementaire de l’histoire, ainsi que l’introduction d’une indemnité annuelle de 3000 francs. De symbolique, celle-ci va croître, mais jusqu’à la fin des années 1990, elle ne suffira pas pour en vivre.

Depuis, l’UDC est passée par là, faisant capoter des projets de revalorisation. Si la droite populiste défend l’exception suisse par réflexe identitaire, l’idée d’une professionnalisation ne plaît pas non plus à la droite bourgeoise. «Chez les libéraux et plusieurs radicaux déjà, on redoutait qu’un parlement plus fort ne légifère trop et ne soit une entrave à l’économie», explique Andrea Pilotti. Il n’est pas sûr non plus que la professionnalisation préserve des puissants lobbies, à preuve les Etats-Unis. La transparence, alors? Peut-être. A moins qu’elle ne soit un nouveau mythe contemporain.


Quelques chiffres tirés de l’«Etude sur les revenus et les charges des parlementaires fédéraux»

91 900 francs: le revenu parlementaire total médian avant impôts sans collaborateur pour les conseillers nationaux.

63 000 francs: le revenu parlementaire total médian avant impôts avec collaborateur.

92 200 francs: le revenu des conseillers aux Etats sans collaborateur.

69 300 francs: le revenu des conseillers aux Etats avec collaborateur.

Ces chiffres comprennent le revenu direct net (indemnités – cotisations sociales et rétrocessions au parti) et le revenu indirect (contributions forfaitaires non dépensées).