Six semaines de vacances annuelles pour tous? Selon les résultats du sondage Gfs/SSR, les Suisses ne devraient pas se laisser tenter, le 11 mars prochain, par l’initiative de Travail.Suisse: 39% des sondés y seraient favorables, 55% opposés. Ce n’est pas vraiment une surprise: les citoyens ont refusé à plusieurs reprises un allongement de leur temps libre. Sous quelque forme que ce soit: ainsi, en 1985, 65,2% d’entre eux ont balayé une initiative réclamant cinq semaines de vacances par an. En 2002, ils étaient 74,6% à rejeter la semaine de 36 heures. Enfin, après s’être prononcés contre un départ anticipé à la retraite en 2000 déjà, les Suisses ont écarté à près de 60% de non, en 2008, une initiative des syndicats pour la retraite flexible dès 62 ans…

Comment expliquer le rapport particulier que les Helvètes entretiennent avec le travail? Et d’ailleurs, les Suisses travaillent-ils vraiment davantage que les autres? Oui, répond Thomas Daum, le directeur de l’Union patronale suisse, persuadé «qu’en Suisse, comme au Japon notamment, le travail a une valeur sociale plus élevée qu’ailleurs». En outre, ajoute Thomas Daum, s’ils sont les champions du temps partiel, les Helvètes sont également les plus nombreux, proportionnellement, à se rendre au travail.

Selon les données de l’Office fédéral de la statistique (OFS), 82,2% des Suisses âgés de 15 à 64 ans exercent une activité professionnelle ou sont à la recherche d’un emploi. Un taux effectivement plus élevé que dans tous les pays de l’UE, où ce pourcentage oscille de 62,3% (Hongrie) à 80,6% (Suède). Les Suisses affichent aussi une durée de travail hebdomadaire moyenne supérieure à leurs voisins: 41,6 heures, contre 40,4 dans l’Union européenne. Enfin, le départ à la retraite, avec une moyenne de 63,2 ans, s’y effectue deux ans plus tard que dans la moyenne des pays européens…

Pour le patron des patrons, «cela tient peut-être à la vision pragmatique des Suisses, conscients de ne pas disposer de ressources naturelles. Le travail permet d’atteindre la prospérité.» Un élément de réponse également avancé par le sociologue neuchâtelois François Hainard. «Sans accès à la mer, sans colonies et sans mines, la Suisse a investi dans le travail et la formation», souligne le professeur.

Cette assiduité, doublée d’une consommation modérée, trouve ses racines dans l’éthique protestante du travail, ajoute François Hainard, en référence à Max Weber. Selon le sociologue allemand des XIXe et XXe siècles, cette éthique, fondée sur l’épargne, a permis le développement de l’activité économique rentable. François Hainard cite encore la paix du travail, les conventions collectives et la culture du dialogue qui prévaut en Suisse, comme éléments centraux du rapport au travail des habitants de ce pays.

Pour le président du syndicat Travail.Suisse, Martin Flügel, le respect du travail en Suisse, «ou plutôt le respect de la nécessité de travailler», s’explique aussi par la structure du tissu économique. «Les PME en forment l’essentiel. Or, dans une petite entreprise, une petite exploitation agricole, on se connaît.» C’est aussi ce qui expliquerait le faible recours à la grève. «Quant aux résultats des votations passées, ils s’expliquent, à mes yeux, par la peur de l’inconnu, les épouvantails brandis par nos adversaires.» Et si, en fin de compte, philosophe Martin Flügel, c’était le rêve illusoire de ne plus avoir à travailler qui poussait les Suisses à travailler?

En fait, l’idée de travailler plus pour gagner plus, pour reprendre le slogan de campagne de Nicolas Sarkozy, a petit à petit supplanté les aspirations à diminuer son temps de travail, note Beat Bürgenmeier, professeur honoraire en économie politique à l’Université de Genève.

L’amour des Suisses pour le travail et la méritocratie helvétique ont toutefois souffert ces dernières années de la crise des banques et des polémiques sur leurs bonus. Une initiative réclamant davantage de vacances, si elle a peu de chances, «n’en constitue pas moins le reflet de ce malaise. Elle permet de lancer le débat», analyse Beat Bürgenmeier.

Vraiment? «Les Suisses savent qu’on ne peut pas se procurer le bien-être aux urnes!» réagit l’économiste Beat Kappeler. Selon lui, ce n’est «ni par amour du travail, ni par amour des PME que les gens travaillent. Mais pour gagner plus, oui. Les chiffres sont clairs: les Suisses, tous habitants confondus, travaillent mille heures par an. Les Français, 538. Et la lucidité des premiers est de voir qu’on est plus riche en travaillant mille heures. Cela dit, il n’y a rien là de spécifique à un peuple. Simplement, en Suisse, ce rapport naturel des gens au travail n’a pas été dévoyé par la démagogie des politiques, qui leur a mis en tête que le travail est quelque chose de mauvais. Car travailler, en somme, est tellement humain.»

«Sans accès à la mer, sans colonies et sans mines, la Suisse a investi dans le travailet la formation»