Le Parti socialiste suisse en proie à ses vieux démons
Politique
Point chaud du congrès du PSS, un papier de position sur la «démocratie économique» réveille une bataille historique entre un courant réformiste convaincu de pouvoir transformer la société de l'intérieur du système et une tendance qui rêve de renverser ce même système

Le parti socialiste (PS) chauffe la piste avant son Congrès, ce samedi 3 décembre à Thoune, réunion tenue tous les deux ans pour délibérer sur l'avenir du parti, où sont attendus quelque 600 participants. Depuis plusieurs semaines, pas un jour ne passe sans que les interrogations des socialistes ne s'exposent sur la place publique. La gauche sait-elle parler au peuple? S’intéresse-t-elle suffisamment aux préoccupations des travailleurs? Est-elle trop intellectuelle?
Le débat lancé au lendemain de l'élection de Donald Trump à la présidence américaine a réveillé les divergences entre deux ailes du PS, l’une sociale-libérale et réformiste, l’autre sociale-conservatrice et syndicale, qui s’affrontent à coups de leçons d’économie politique. Objet de la discorde: un papier de position sur la «démocratie économique», soumis au congrès ce samedi, trop à gauche au goût d’une poignée de poids lourds du parti. Ce texte préconise d’édicter une loi pour permettre la représentation des salariés dans les organes de décision des entreprises, de favoriser les coopératives d’habitations et l’achat de terrain par des collectivités publiques, ou encore d’étendre le service public.
La question du «dépassement du capitalisme»
Mais ce qui froisse les sociaux-libéraux, c'est l'objectif sous-jacent de ce papier: le «dépassement du capitalisme». Une idée apparue en 2010 déjà à l'occasion d'un congrès à Lausanne en même temps que la suppression de l'armée ou l'adhésion à l'UE – non sans créer des vagues. Car le concept réveille les vieux démons du parti, qui n'a jamais cessé d'être tiraillé entre un courant réformiste – convaincu de pouvoir transformer la société de l'intérieur du système – et une tendance plus radicale qui rêve de renverser ce même système.
En 2010: Les points-clés du nouveau programme du PS
La lutte des classes? Un «joke»
Le président du parti Christian Levrat, inspiré par son séjour aux Etats-Unis où il est parti observer le scrutin américain, a déclenché les hostilités à peine descendu d'avion, en déclarant, dans une interview à un média alémanique, que «la seule réponse à la xénophobie est le «Klassenkampf» (la lutte des classes)». Au sein de la direction du PS, on joue l’apaisement: le président aurait lâché ce mot par inadvertance. Il aurait voulu faire «un joke».
Christian Levrat lui-même s'est empressé de tempérer ses ardeurs. Au «Temps», il se disait surpris de la tournure du débat et nuançait ses propos: «La lutte des classes est un concept daté, les catégories sociales ne sont plus aussi structurées. Mais je pense que les inégalités doivent être combattues avec des droits sociaux». Le président, qui s'apprête à être réélu sans contestation, soutient sans ambages le papier sur la «démocratie économique», qui considère comme une réponse aux «dérives du capitalisme».
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Offensive alémanique contre «étatisme» du PS
Mais la blague du Fribourgeois n'a pas fait rire tout le monde. L'offensive vient d'outre-sarine, où un groupe d’élus mené par deux conseillers aux Etat, l’Argovienne Pascale Bruderer Wyss et le Zurichois Daniel Jositsch réclament des amendements au papier sur la «démocratie économique», qu’ils renvoient au congrès pour discussion. «L’aile droite ne se sent pas représentée par ces positions trop étatistes et dirigistes, qui raniment le combat de classe, explique Daniel Jositsch. Nous ne nous opposons pas au capitalisme, nous soutenons le concept d’économie sociale de marché, avec des protections là où elles sont nécessaires».
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Le Zurichois, isolé dans son parti lorsqu'il approuve la réforme de loi sur le renseignement ou le paquet RIE III, a de son côté un cercle de socialistes pragmatiques irrités par la rhétorique combattive qui gagne la tête du parti. Parmi les voix critiques: les bernois Evi Allemann et Hans Stöckli, l'Argovienne Yvonne Feri. En Suisse romande en revanche, le papier ne suscite pas les mêmes remous. «Je ne vois pas ce que ces positions ont de de révolutionnaire», estime Jean-Christophe Schwaab, qui a contribué à sa rédaction. «Le parti a toujours été animé par la volonté de proposer un autre système. Il faut bien admettre l'échec du système capitaliste à garantir une société qui fonctionne. Je mets au défi mes camarades critiques de me prouver le contraire».
Un débat qui touche à la stratégie
Le débat n'est pas seulement idéologique, mais touche aussi à la stratégie du PS, qui doit concilier ses deux électorats traditionnels. Celui des travailleurs et milieux populaires qui s'éloigne, attirés par les promesses protectionnistes de la droite - et la classe moyenne urbaine. «Pour gagner davantage de soutien, nous devons parler à notre électorat à gauche du centre, estime Daniel Jositsch. Le parti a 20% d’électeurs, mais son potentiel va jusqu’à 30%. Les indécis ne sont pas prêts à élire des individus qui veulent dépasser le capitalisme».
«Nous ne devons pas faire l'erreur de nous rapprocher du centre», estime quant à lui Cédric Wermuth, tenant de l'aile gauche. Conseiller national et vice-président du groupe à Berne, il était de ceux qui, après l'élection de Donald Trump, ont appelé les socialistes suisses à tirer des enseignements de l'avancée du populisme aux Etats-Unis et en Europe et à se rapprocher des plus démunis. «Les citoyens n'ont plus confiance en la politique, dit-il. C'est d'abord l'échec des élites politiques libérales du centre. Mais c'est aussi la responsabilité de la gauche, qui se sent attirée vers le pouvoir centriste». L'élu voit dans les modèles européens de social-démocratie - Gerhard Schröder en Allemagne, Tony Blair aux Etats-Unis ou François Hollande - un contre exemple pour le PS Suisse.
Roger Nordmann, président du groupe à Berne, qui n'a de cesse d'appeler les électeurs centristes à rejoindre le PS, veut croire de son côté que le grand écart est possible: «Notre position ne doit pas toujours être confortable, nous n'avons pas vocation à devenir un somnifère.»