Le petit groupe occupe la salle de l’Association des familles du quart-monde de l’Ouest lausannois à Renens dans le canton de Vaud. Dehors, c’est une nuit de janvier, il a neigé. L’animateur lance la discussion. Chacun, certains à l’abri d’un prénom fictif qu’il ont choisi, va raconter son histoire. Des histoires précaires où l’on a galéré, lutté, souffert, pleuré, désespéré. Mais tout le monde s’en est sorti et revendique avec fierté d’avoir surmonté les plus grandes difficultés.

Ce soir, ils évoquent la «dureté» autant que l’abnégation des assistants sociaux, l’impossibilité de satisfaire les exigences de la réinsertion, la honte face aux gens ordinaires qui ont un travail, des vies assurées. On entrevoit la fatalité qui les écrase. La pauvreté s’hérite, se transmet. On n’en sort pas facilement. Ils en parlent avec cœur. Ils en rient aussi.

Les sept hôtes de la soirée vivent modestement. Ils sont à la retraite ou à l’AI. Ils disposent de 2500, voire 3000 francs par mois au mieux. Occupent des logements subventionnés. Ils souffrent de handicaps physiques ou psychiques. Autrefois, quelques-uns ont chapardé de la nourriture. Ils se sont privés de l’indispensable. Tous ont subi des coups durs qui, à un moment ou à un autre, les ont assommés, mortifiés, marginalisés. En Suisse, près de 600 000 adultes et enfants vivent au-dessous du seuil de pauvreté (2200 francs par mois pour une personne seule et 4050 pour un ménage de quatre personnes) et 400 000 seraient à risque. Parmi les retraités, un quart n’atteint pas ce montant minimal.

Ce filet social

A une époque où l’aide sociale est prise pour cible, où les prestations de soutien en faveur des plus démunis suscitent la méfiance, sinon des soupçons d’abus, les témoignages francs et directs de ces rescapés montrent à quel point le filet social reste indispensable.

Clara parle avec une voix claire. Les phrases jaillissent par petites saccades. Elle a 68 ans. Ses parents n’avaient pas beaucoup de moyens. Après leur divorce, Clara, ses trois sœurs et un frère sont placés dans des pensionnats. Quand la mère se remarie cinq ans plus tard, elle retourne vivre à la maison. Elle achève une formation d’aide-soignante. Trouve un emploi. Mais à 40 ans, une opération médicale tourne mal. Elle perd une jambe. Et perd son travail. Pendant deux ans, elle reçoit des allocations ponctuelles de sa commune de résidence, «quelques centaines de francs», se souvient-elle. Clara obtient une rente AI à 50% au bout de deux ans. Elle retravaille le reste du temps pour gagner un salaire à peine correct. Jusqu’à la retraite.

«Il m’est arrivé de boire juste des cafés toute la journée pour laisser à mes enfants de quoi manger»

Murielle secoue ses cheveux poivre et sel. Quand elle prend la parole, elle s’exprime comme si elle était pressée. Elle intervient souvent pour dire qu’«elle aussi. Elle a 55 ans et elle est mère de trois filles. Le chômage sans fin du mari contraint la famille à s’adresser aux services sociaux. Mais les subsides sont insuffisants. Au bureau communal, «on me disait de nous débrouiller, qu’on avait assez. Mais il m’est arrivé de boire juste des cafés toute la journée pour laisser à mes enfants de quoi manger», s’exclame Murielle. Son époux obtient enfin une rente AI à 70%. Ça ne suffit toujours pas. Impossible de trouver un emploi à 30%. Désormais, elle travaille à temps partiel. Tout est compté pour payer des études aux filles dont elle est «fière».

Florentine trahit un accent valaisan. Elle raconte sans s’arrêter. Parfois un gros mot s’échappe. L’âge a labouré la peau du visage. Elle a 70 ans. Florentine est issue d’une famille sans problèmes, à la campagne. C’est son mariage qui la condamne à la misère. Son époux croule sous les dettes. Mais elle le découvre après les noces. «A l’épicerie du village, on me demandait si j’avais l’argent pour payer avec dédain. Je ne supportais pas ces questions. Les gens vous jugent comme si c’était de votre faute.» Elle touche le fond. Florentine rencontre ensuite les témoins de Jéhovah. Ils l’aident «à gérer les dettes». Entre-temps, elle a quitté son mari. Seule, elle élève ses trois enfants, qui seront placés pendant quelque temps. Elle travaille ici et là comme aide-soignante, comme domestique dans une grande maison. Elle recourt à l’aide sociale à plusieurs reprises. «Je n’aimais pas que les assistants sociaux m’imposent leurs règles sans discuter.» Son état psychique se dégrade. Enfin, on lui attribue une rente AI.

L’argent que j’ai reçu d’un coup, car il y avait des arriérés, m’a permis de payer toutes les factures en retard

Yolande tricote ses anecdotes. Ravie de raconter. De temps en temps, elle perd le fil. Elle a 71 ans, trois enfants et trois petits-enfants. L’une de ses filles a épuisé ses droits au chômage. Bientôt, elle devra solliciter l’aide sociale. Les médias se sont intéressés à cette dame illettrée qui a appris à lire et à écrire adulte. Qui s’amuse avec l’informatique. On perçoit la joie profonde de l’exploit accompli. Ce n’était pas évident. Enfant, elle a redoublé et redoublé les classes à l’école obligatoire. Aujour­d’hui, veuve et à la retraite, Yolande vit avec plus ou moins 3000 francs par mois. Ce montant comprend aussi une rente d’impotence. «L’argent que j’ai reçu d’un coup, car il y avait des arriérés, m’a permis de payer toutes les factures en retard», exulte-t-elle. Mais auparavant, il a fallu solliciter l’aide sociale, économiser le moindre franc. Dans les pires moments, elle a maraudé quelques fruits, quelques légumes aux maraîchers.

Jean-Jacques, le compagnon de Yolande, se calfeutre dans son siège. Sa voix est grave, tiède. Ses phrases s’évaporent. Il a 75 ans. Il était employé dans une entreprise jusqu’en 1981. «J’ai été licencié pour des raisons économiques. Puis, j’ai été caddie-man à la Migros.» Il a vécu avec un maigre salaire toute sa vie. Les séquelles d’une méningite lui interdisent d’accomplir un apprentissage. On lui a reconnu une incapacité de travail à 40%, insuffisant pour espérer une rente. «Je ne me suis pas trop mal débrouillé», soupire-t-il.

Christian se frotte continuellement les mains. Quand il parle, son regard est affilé. Il a 60 ans. «Je suis à l’AI depuis vingt-cinq ans.» Il loge dans une pension pour personnes atteintes de troubles psychiques. «J’ai eu un accident grave à 6 ans. J’ai une lésion au cerveau, pourtant personne n’a jamais pris au sérieux les dommages dont je souffre. J’ai tenté des apprentissages dans la vente. Sans succès.» Il alterne petits jobs et chômage. Au décès de son père, c’est la dépression. L’AI reconnaît son handicap. Il vit avec sa mère pendant vingt ans. Quand elle entre à l’EMS, il est placé, sous tutelle. Depuis, «j’ai pris conscience de mes tourments. Je suis bipolaire», dit-il comme s’il disait «j’ai les yeux bleus». «Je retrouve peu à peu le plaisir de vivre.»

Cynthia ne voulait pas prendre la parole au début. On devine l’appréhension face au groupe, face au journaliste. Elle a 63 ans, mère de trois garçons adultes. A la fin, elle s’encourage et dit: «J’ai ressenti le passage de l’aide sociale à l’AI comme un soulagement.» Puis, timidement, Cynthia évoque le bonheur de rencontrer quelqu’un dans un bureau de l’administration qui «vous écoute et vous comprend et ne vous rabaisse pas parce que vous êtes pauvre».

Plus de deux heures se sont écoulées. Dans la dignité, chacun a livré quelques bribes de son intimité. Avant de se quitter, ils boivent un thé. Ils savourent une tarte. Puis, tout le monde s’embrasse, se serre la main. Ils partent, les âmes délestées.