«Les paysans» focalisent l’attention médiatique. Le 13 juin, le peuple est appelé à se prononcer sur deux initiatives les concernant et, ces derniers mois, la presse s’est faite champêtre. Moins de pesticides, davantage de fourrage local, moins de médicaments administrés aux animaux, plus de conscience environnementale, «les paysans» devraient changer leurs pratiques. Initiants, politiciens, spécialistes autoproclamés des insectes ravageurs et quidams quelconques, tout le monde a un avis. Mais «les paysans», en Suisse, qu’est-ce que c’est exactement? Dans un livre paru le mois dernier, Claude Quartier, ingénieur agronome, journaliste et auteur, a cherché à y répondre.

3,1 millions de poules, et moi?

L’agriculture suisse, dit l’auteur, qui précise avoir rédigé un ouvrage «non exhaustif», est «petite, familiale, polyvalente, multifonctionnelle et de proximité». Ces quelques chiffres pour cerner plus précisément la chose: le pays compte 50 000 exploitations, dont la surface moyenne est de 26 hectares – environ trois fois moins qu’en France. L’agriculture ne représente plus que 0,6% du produit national brut et, ces 20 dernières années, 43 000 paysans ont rendu leur tablier (et trois quarts des exploitations laitières depuis 1975). Une dégringolade impressionnante qui n’a que peu influencé le taux d’auto-approvisionnement du pays, resté relativement stable: environ 60%. Cette proportion varie cependant fortement selon les secteurs.

Les Suisses produisent 115% de leur lait, 100% de leurs patates, 96% de leur viande de porc et 81% du bœuf consommé dans le pays (notons que les Suisses mangent en moyenne 52 kilos de viande par an et par habitant – chiffre en diminution constante depuis les années 1980), toutefois seuls 37% du vin et 23% de l’huile achetés en Suisse y sont produits. Pour chaque tonne de céréale cultivée ici, environ 800 kilos doivent être importés. Quant à la boucherie, 400 000 bovins, 1,4 millions de cochons (limités à 1500 par exploitation maximum pour éviter un surplus de purin) et 3,1 millions de poules sont abattus chaque année en Suisse. Nos gallinacés pondent un milliard d’œufs par an. Insuffisant pour rassasier la population, qui en importe 550 millions supplémentaires pour compléter la demande. Comment interpréter ces différents chiffres?

L’Etat omniprésent depuis un siècle

L’histoire a évidemment joué un rôle prépondérant. A la fin du XIXe siècle, le développement des grandes puissances, des chemins de fer et des transports fluviaux écrase l’agriculture suisse, dont les prix ne peuvent plus concurrencer ceux de ses voisins. La production indigène s’effondre pour ne plus couvrir qu’une fraction des besoins suisses en céréales panifiables. De premières mesures sont prises, mais le début du siècle sera chaotique: Première Guerre mondiale, crise de 1929, Deuxième Guerre mondiale. Au début des années 1950, une fois sorti du marasme, le gouvernement suisse met en place une agriculture extrêmement cadrée, qui réglemente tous les secteurs et fixe un prix pour chaque produit.

Cette stratégie atteint en partie son but – assurer la production agricole suisse –, cependant elle suscite d’énormes surproductions, dont les coûts toujours plus lourds pèsent sur le budget fédéral. Jusqu’au point de rupture. Le système est abrogé dans les années 1990 au profit de la politique contemporaine dite des «paiements directs», des programmes de subventions qui rémunèrent les agriculteurs pour certaines prestations, comme une contribution à la sécurité de l’approvisionnement, au paysage, au bien-être animal ou à la biodiversité. La part des paiements directs en pourcentage du salaire est difficile à estimer, puisqu’elle varie fortement d’un exploitant à l’autre. D’un tiers jusqu’à près de 100%, notamment pour certains agriculteurs de montagne.

Quid du bio?

En Suisse, un peu plus de 15% des surfaces exploitées sont bios (7000 producteurs). Champion national, les Grisons montent à 65%, alors qu’en Suisse romande la proportion se situe un peu au-dessus de 10%. Pourquoi? En fonction de leur géographie, les régions du pays ne produisent pas les mêmes choses et, comme certains produits agricoles s’y prêtent mieux que d’autres, les pourcentages varient. Roi des plaines, le colza se cultive par exemple très peu sans traitement. Seuls 3,4% des cultures du pays suivent cette pratique. Les fleurs de colza sont très attractives pour certains insectes, contre qui il n’existe que peu de solutions naturelles (poudre de roche), qui ne peuvent être appliquées que par beau temps. Sans traitements, les récoltes sont régulièrement perdues.

Sensible à la concurrence des mauvaises herbes, aux maladies fongiques et aux parasites, la betterave connaît des problèmes similaires. Si la racine bio se vend près de quatre fois plus cher que sa cousine traitée, le travail de désherbage mécanique ou à la main nécessaire à sa culture est si important que beaucoup d’agriculteurs y renoncent. La patate bio revient également à une poignée de spécialistes: ses cultures sont fortement exposées au mildiou et sa demande n’augmente pas. Pour de mêmes raisons, l’arboriculture bio stagne à 14% du chiffre d’affaires du secteur. Soulignons que le bio a des rendements d’en moyenne 20% inférieurs aux cultures «conventionnelles». Ce qui doit être pris en compte dans l’équation paysanne, sachant que toute production est liée à des impératifs pratiques et économiques.

Les phytosanitaires

Aux agriculteurs sur le point de partir à la retraite, on apprenait à traiter à des stades de croissance définis, que cela soit utile ou non. C’est terminé. En vigueur sur 98% de la surface agricole, les prestations écologiques liées aux paiements directs introduisent des limites claires. Les ventes de glyphosate ont par ailleurs diminué de deux tiers ces dix dernières années, les néonicotinoïdes (produits anti-insectes) sont interdits à l’air libre depuis 2019, le chlorothalonil (fongicide) depuis 2020 et un plan d’action a été introduit en 2017 pour diminuer l’utilisation de tous les produits chimiques tout en maintenant la production.

Malgré ces mesures, le Conseil fédéral reconnaît cependant «une concentration trop élevée de substances fertilisantes ou de pesticides dans les cours d’eau». Les deux initiatives agricoles y répondront-elles? Quelle que soit la réponse donnée, le défi pour les paysans continuera d’être le suivant, souligne Claude Quartier: «Traiter moins tout en maintenant une production qui permet de subvenir à ses besoins, à l’aide d’une main-d’œuvre rare et chère face à une concurrence internationale féroce». Qui ne s’embarrasse pas toujours de préoccupations écologiques.