Les pesticides divisent les paysans suisses
Agriculture
Les agriculteurs seront bientôt confrontés à deux initiatives liées aux produits phytosanitaires. Certains considèrent qu’elles menacent leur survie. D’autres qu’elles représentent une opportunité à ne pas manquer. Le torchon brûle

Novembre 2019: l’Union suisse des paysans (USP) est réunie en assemblée générale. Son président, le conseiller national Markus Ritter (PDC/SG), harangue la salle: «Nous voici arrivés au terme d’une année difficile. Les mois à venir ne le seront pas moins.» Il n’aurait su mieux dire. Il se réfère à deux ennemis invisibles.
L’initiative «Pour une eau potable propre et une alimentation saine», qui propose de retirer les subventions aux exploitations qui utilisent des pesticides, administrent préventivement des antibiotiques à leurs animaux ou ne parviennent pas à les nourrir avec ce qu’elles produisent. Et l’initiative «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse», qui exige la prohibition de ces produits sur tout le territoire. Les deux objets terrifient l’USP. Pas le reste de la branche. Et le débat s’envenime.
La contrepartie qui n’en sera jamais une
Rendre intelligibles les incessants revirements politiques de l’agriculture suisse est complexe, pour ne pas dire cornélien. Essayons quand même. En 2018, deux initiatives sur lesquelles nous voterons en juin sont déposées. Face à elles, aucun contre-projet. Le Conseil fédéral a reconnu leur bien-fondé, notamment en ce qui concerne la «concentration trop élevée de substances fertilisantes ou de pesticides dans les cours d’eau des régions». Mais il a recommandé leur rejet sans alternative. Ce que le parlement a suivi. Les sept Sages avaient cependant une contrepartie en tête, «un train de mesures destiné à réduire l’impact sur l’environnement lié à l’utilisation d’éléments fertilisants et de pesticides au sein de la nouvelle politique agricole». Celle-ci est alors en consultation.
Sur le même sujet: La nouvelle stratégie agricole ne convainc qu’à moitié
Las, la PA22 + – surnom attribué au document – ne remplira jamais ce rôle. A l’agenda du Conseil national ce mardi, elle devrait en effet être suspendue. A l’instar de ce que le Conseil des Etats a décidé l’année dernière. Pourquoi? C’est ici que les choses se compliquent. L’histoire de cet ajournement pourrait faire l’objet d’un numéro spécial à elle seule. Tout commence en 2018: la PA22 + est née. Imparfaite, comme toute stratégie politique, elle n’en demeure pas moins saluée par beaucoup. Notamment l’USP. «Il est bon que le Conseil fédéral s’attaque aux produits phytosanitaires», articule alors Jacques Bourgeois (PLR/FR), son ancien directeur. Elle permettra de répondre aux deux initiatives précitées, souligne-t-il. Les milieux écologistes sont à moitié convaincus mais saluent certaines provisions. Un consensus semble atteignable. La consultation des milieux concernés commence.
«Copie à revoir de fond en comble»
C’est un succès. Coop, Migros, la Fédération des industries alimentaires suisses, l’Alliance agraire, Economiesuisse, les agriculteurs de montagne, Biosuisse: la majorité souscrit à la stratégie. Celle-ci répond aux deux initiatives susmentionnées, cherche à soutenir le bien-être animal, modernise le droit foncier et propose une – très attendue – meilleure couverture sociale pour les femmes paysannes. Ainsi qu’environ 14 milliards de francs de subventions pour les quatre prochaines années. Un acteur crucial a cependant changé d’avis: l’USP. «La copie est à revoir de fond en comble», estime l’Union, qui dénonce entre autres une perte de revenus à venir pour ses membres. Entre en scène un accord devenu célèbre sous les arcades fédérales. Celui du financier et du paysan, de l’USP et d’Economiesuisse. La faîtière économique avait souscrit à la PA22 +. Mais elle se fait du souci. L’initiative pour des multinationales responsables prend de l’ampleur et elle a besoin d’alliés.
Sur le même sujet: La zizanie agricole suisse
Un échange de bons procédés est décidé. Economiesuisse s’opposera à la PA22 + en échange du soutien de l’USP contre le mouvement au drapeau orange. Deal. Les effets sont immédiats: en 2020, le Conseil des Etats – où Economiesuisse dispose de très bons relais – suspend les travaux du parlement sur la PA22 +. Malgré des années de consultation, il exige un nouveau rapport du Conseil fédéral sur le sujet. «Ce n’est pas sérieux de travailler comme ceci», s’emporte alors Guy Parmelin, chargé du dossier, face aux sénateurs et sénatrices. Car ce vote vient de repousser de plusieurs années l’adaptation de la politique agricole. Dans l’attente d’un nouveau rapport, le parlement ne devrait pouvoir reprendre la discussion qu’en 2023, repoussant l’entrée en vigueur d’un nouveau plan à 2025, au plus tôt. Et voici pourquoi la PA22 + ne fera pas office de contrepartie aux deux initiatives de juin. Et pourquoi la zizanie règne au sein du monde agricole.
Le climat au centre du débat
«Je suis furieux contre l’USP», lâche Kilian Baumann, agriculteur bio, membre du comité directeur des petits paysans suisses (5000 membres) et conseiller national (Verts/BE). Le Bernois ne mâche pas ses mots quant à la stratégie de la plus grande faîtière suisse. «L’USP ne représente plus les intérêts des agriculteurs mais ceux de l’industrie agroalimentaire. Qui veut qu’on continue de produire en Suisse de la manière la plus intensive possible. Je travaille la terre et je soutiens les deux initiatives. C’est la dernière possibilité qu’il nous reste pour que notre agriculture aille de l’avant, que nous atteignions les buts fixés par la Confédération dans l’Accord de Paris et que nous prenions davantage soin de nos sols. Comme le Conseil fédéral l’a également préconisé. Autrement rien ne bougera pendant des années.»
Lire aussi: «Eau propre», l’initiative qui désespère les paysans
Quid de l’obligation très controversée de nourrir ses animaux avec ce que l’on produit? «La mise en œuvre d’une initiative donne toujours lieu à des adaptations. Dans ce cas précis, dix ans sont prévus. Je comprends que certains producteurs aient peur. Mais tout dépend de l’application des textes. La transition serait de plus certainement accompagnée par l’Etat.» Quant à la PA22 +, le paysan souligne l’absurdité de ne pas entrer en matière sur le fond tout en devant confirmer le budget: près de 14 milliards. Car si la nouvelle stratégie esquivera les débats, l’argent doit absolument tomber: sans lui, l’agriculture suisse ne tourne pas.
«Comme tous les autres acteurs de la société, nous voulons aussi participer à la protection des ressources, se défend Fritz Glauser, vice-président de l’USP et agriculteur bio à Fribourg. La pollution des eaux n’est pas que le fait des agriculteurs, nous sommes tous responsables. Nous nous opposons bien évidemment aux deux initiatives, qui ont été rédigées loin des réalités du terrain. Mais aussi à la PA22 +. Ces projets n’apportent pas de solution au problème, réduisent fortement la production de denrées alimentaires en Suisse, augmentent les importations et diminuent nos revenus.»
A l’instar du camp parlementaire bourgeois, le Fribourgeois estime qu’à défaut de nouveau plan quinquennal, une initiative parlementaire actuellement en négociation fera l’affaire. Largement insuffisante selon certains paysans suisses, celle-ci vise une «trajectoire de réduction des pesticides». Sans PA22 + pour faire contrepoids, saura-t-elle convaincre la population de s’opposer à l’interdiction des produits phytosanitaires de synthèse? C’est le pari fait par l’USP.
Lire aussi: Franziska Herren: «Même en achetant bio, je subventionne la pollution»