Le jardin d’Evelyne est petit mais coquet. Elle y entretient ses plantes et y cultive quelques légumes. Le plaisir s’arrête là, car sa voisine suisse qui possède le même carré de verdure vient de bâcher sa clôture. «Barricader ainsi son terrain est un signe de non-communication, c’est triste, déplore Evelyne. Nous avions pourtant commencé à nous dire bonjour et à échanger quelques mots.»
Evelyne est une Alsacienne qui a longtemps travaillé à Bâle. Son laboratoire l’a mutée l’an passé à Genève. En octobre dernier, elle a enfin déniché un logement à Chens-sur-Léman, en Haute-Savoie. Le hameau de Vereitre, à cinq minutes de la douane d’Hermance (GE), proposait un nouveau lotissement de 120 logements dont la large majorité a été acquise par des Suisses devenus propriétaires. Les Genevois, c’est bien connu, sont de plus en plus nombreux à résider en France, faute de logements dans le canton.
«Les Suisses, je les connais bien, je travaille avec eux, je les respecte, les différences culturelles sont infimes, mais il faut reconnaître qu’ici il existe des tensions», lâche Evelyne. Le journal local Le Messager rapportait récemment que, lors de la récente Fête des voisins, une famille française n’avait pas été conviée sous le prétexte qu’elle n’était que locataire. Et c’est cette même famille qui, un soir, ne pouvant pas stationner sur sa place de parking, s’est garée chez le voisin suisse et a retrouvé le lendemain le véhicule bardé de ruban adhésif avec ce petit mot: «Il s’agit d’une place privée.»
Evelyne confirme ces faits et ajoute: «Si je me gare à une autre place que la mienne, on me balance un papier griffonné sur ma pelouse, ne serait-il pas plus poli de sonner et de dire à haute voix ce que l’on me reproche?»
Ces inimitiés sont parvenues jusqu’aux oreilles de Nelly Benou, maire de Chens-sur-Léman, qui confirme qu’il y a bien une petite guerre à Vereitre, des mots plus hauts que les autres, des insultes parfois. «La réalité est que les Suisses ont une mentalité de citadins et qu’ils s’attendaient à bénéficier ici d’infrastructures, des services publics, de plus de parking et même des transports des TPG.» Ils seraient amers et donc peu enclins à nouer des liens.
L’édile indique par ailleurs que des résidents se croient encore en Suisse, dans la mesure où le lotissement s’appelle Les Cottages d’Hermance. L’un d’entre eux accepte de témoigner, sans toutefois dévoiler son identité: «Evidemment que l’on sait que l’on se trouve en France, nous ne sommes pas à ce point désorientés. Plus qu’une confrontation entre Suisses et Français, ce sont des propriétaires qui s’opposent à des locataires. Venez faire un tour avec moi.»
Une cage d’escalier, des cartons, des sacs-poubelle, «des locataires habitent là», lâche notre guide. Un pas de porte, des pneus d’hiver, de vieilles godasses, «des locataires», répète-t-il. Ici, des jouets d’enfant cassés, un sac-poubelle éventré, «des locataires». Tous Français, omet de préciser notre interlocuteur.
Une autre habitante, d’origine anglaise, confie discrètement: «Ils ne peuvent qu’être Français puisqu’ils ont bénéficié de la loi Scellier.» La loi Scellier est un dispositif d’investissement locatif qui accorde une réduction d’impôt étalée sur neuf ans et reportable. Elle s’adresse seulement aux contribuables français.
Les Helvètes, donc, contre les Scellier? Les riches contre les moins nantis? Evelyne, la laborantine, sourit: «Je ne suis pas une Scellier, mais je ne me sens tout de même pas très acceptée par les propriétaires.»
Nelly Benou envisage d’organiser une réunion dès septembre pour mettre les problèmes à plat. «Je voudrais que les Suisses jouent un peu plus le jeu, qu’ils participent davantage à la vie du village. Ils scolarisent leurs enfants en Suisse, font leurs courses en Suisse, sortent le soir en Suisse. Ils ne viennent jamais, par exemple, à nos fêtes. Rien ne les y oblige, mais cela faciliterait leur intégration.»
Dans la bourgade, on sait «que c’est tendu dans les Cottages d’Hermance.» A l’Escale, un restaurant de la place, deux messieurs qui picorent des cacahuètes et sirotent un verre de vin blanc estiment que la mairie n’a pas le choix «et qu’il faut faire avec les frontaliers, qui ramènent beaucoup d’argent. On a 1800 habitants et 540 frontaliers, ça ramène chaque année 450 000 euros en fonds frontaliers.»
Les messieurs croient savoir que plus de 400 logements vont bientôt sortir de terre et que seuls les Suisses pourront se porter acquéreurs, car les prix seront très élevés. «A ce rythme, Chens va bientôt devenir une ville, les Suisses vont enfin se sentir chez eux», ironise l’un des consommateurs.
«On me balance un papier sur ma pelouse, ne serait-il pas plus poli de sonner et de dire ce que l’on me reproche?»