Ils sont cernés par les chantiers depuis un an. Il y a la future gare CEVA du Bachet-de-Pesay (livrée en 2016-2017) avec ses quais longs de 220 mètres qui seront situés à 16 mètres sous le niveau du sol. Il y aura le parking P + R (300 places à l’horizon de ce même CEVA) et, non loin de là, au Trèfle-Blanc, une patinoire et un autre P + R. En amont, il y a, en cours de réalisation, la première partie du nouveau quartier de La Chapelle-Les Sciers (dix immeubles de 4 à 6 étages, d’autres sortiront de terre pour accueillir à terme 3500 habitants). Il y a la moitié de la route de la Chapelle devenue une interminable tranchée pour enfouir des kilomètres de collecteurs. L’avantage est que les 10 000 véhicules quotidiens ne passent plus. Mais ils reviendront au printemps.

Il y a enfin, au milieu de tout cela, en première ligne, une petite maison, chemin de la Chaumière, qui vibre mais ne plie pas. Habitent là depuis 23 ans Elisabeth et Bernard Dumont, propriétaires du lieu. Elle est enseignante, entourée de livres et de bruits auxquels elle se dit presque habituée. Elle ouvre la fenêtre de la cuisine: en face, à une cinquantaine de mètres, une pelle à câbles haute comme un immeuble, un silo à béton et trois étages de containers empilés qui sont les bureaux des chefs de chantier. Vont et viennent des camions, de 6h30 à 19h chaque jour et un samedi sur deux.

Le jardin a singulièrement rétréci pour laisser place à un mur antibruit monté avec de gros parpaings. «C’est moche, alors j’essaie de faire pousser une haie. J’ai demandé à Michèle Künzler son remboursement mais elle n’a pas donné suite», dit Elisabeth, avec un peu de malice. Elle n’éprouve aucune rancœur, affiche au contraire une étrange sérénité teintée de fatalisme.

Le couple n’a, en fait, rien contre le chantier du siècle. Epris de mobilité douce, tous deux ont voté en faveur du RER genevois. Le problème est qu’ils ne profiteront sans doute jamais de la proximité de la station Bachet-de-Pesay. «Je vous dirai pourquoi mais je dois vous raconter d’abord cela: le plus pénible, c’est la destruction du cadre de vie. Deux petites maisons avoisinantes ont d’abord été rasées, doucement, pan par pan. Elles ont été dépiautées et j’ai vécu cela comme une lente agonie. Et puis les cerisiers, le lilas, le magnolia ont été abattus. Lorsque le vieux sapin s’est affaissé, j’ai versé une larme. Nos enfants ont grandi ici, notre histoire c’est cette maison et tout ce qui l’entoure.»

Elisabeth se cache derrière l’écran de son ordinateur pour ne pas voir dehors. Bernard, son mari, affronte le chantier en le photographiant chaque jour, commentant les nouveautés, l’arrivée d’une nouvelle grue par exemple, en se demandant pourquoi c’est Bauer, un Allemand, qui fait les travaux et non pas une entreprise suisse.

Une dizaine de pavillons forment le chemin de la Chaumière. Il ne reste plus que deux familles. Les autres sont déjà parties. Elisabeth qualifie son existence de «vie en attente». Parce qu’il est prévu que de hauts immeubles engloutissent les pavillons, au nom de la densité, sitôt le chantier du CEVA achevé. «Genève va accueillir 100 000 nouveaux habitants d’ici à 2030. Loger le plus de monde possible près des transports en commun est dans ce contexte une chose logique et défendable», argue Patrick Didier, chargé de la prospection et de l’acquisition à la Fondation pour la promotion du logement bon marché et de l’habitat coopératif, qui va récupérer une partie des terrains. «Il s’agit maintenant de trouver une solution avec les propriétaires», poursuit-il.

Bernard est prêt à déménager, pourvu que la famille soit relogée aux mêmes conditions, c’est-à-dire dans un pavillon au coût raisonnable, avec jardin, proche de la ville et d’une desserte de tram ou de bus, voire de RER. «Le genre de chose introuvable aujourd’hui à Genève», dit-il. Le couple est dans son droit s’il signifie qu’il ne veut pas bouger, quitte à se confronter dans six ou sept ans à de nouveaux travaux et à un voisinage bétonné. «L’expropriation étant le type d’acte dont Genève se dispense encore, tout laisse à penser que les promoteurs vont tabler sur notre usure», soutient-il. Son épouse enchaîne: «Quelqu’un au Grand Conseil a dit: «Commençons les travaux, ça les fera partir.»

Les riverains de la route de la Chapelle ont créé l’Association pour la sauvegarde du site de la Chapelle. «En 2007, nous avions reçu la promesse de l’Etat que le secteur ne serait pas déclassé, explique Fabio Heer, leur président. Les gens ont alors investi dans leur maison, certains ont utilisé leur deuxième pilier. Puis l’Etat est revenu sur sa parole en déclassant en zone 3 pour monter des immeubles. On nous relogera, mais où et comment?»

Les résidents saluent unanimement la courtoisie des ouvriers du chantier et les efforts consentis par les responsables du CEVA pour les informer sur l’évolution du chantier. Mais l’échange semble connaître des limites. «Nous avions proposé que, au lieu de détruire deux pavillons pour y monter des baraques de chantier, ceux-ci soient posés dans une parcelle vide contiguë appartenant de surcroît à l’Etat. Notre demande est restée sans réponse, et les maisons ont été rasées», raconte Fabio Heer.

Elisabeth et Bernard Dumont craignent les fissures liées aux coups de boutoir infligés à la terre par les engins. Elisabeth se souvient: «Un ouvrier est venu, il a enfoncé une vis dans notre perron et il a dit qu’il reviendrait observer comment la vis bougeait.» «On n’est plus chez soi, pas encore chez les autres, soupire une autre habitante, croisée chemin du Gui. L’intérêt commun prime, certes, mais ce n’est pas pour cela que la vie de chacun par ici compte tout à coup si peu.» Près de 25% de la population genevoise est exposée à des niveaux de bruits routiers au-dessus des valeurs légales, sans compter les nuisances liées aux cafés-restaurants et au voisinage. Pourtant, le canton ne fait pas de la lutte contre le bruit une priorité, déplorent des évaluateurs externes. Ce constat émane d’un rapport de la commission externe d’évaluation des politiques publiques présenté jeudi devant la presse. (ATS)

«Quelqu’un au Grand Conseil a dit: «Commençons les travaux, ça les fera partir»