Naturalisations
Plusieurs cas de naturalisations refusées ont fait polémique en Suisse dernièrement. Dans six mois, les conditions d’accession au passeport suisse vont encore se durcir. Interview du démographe Philippe Wanner

A Buchs en Argovie, une jeune femme turque s’est vu refuser le passeport suisse pour avoir désigné le ski sport national au lieu de la lutte à la culotte. Une histoire similaire a agité dernièrement Corsier-sur-Vevey. Les conditions d’accès à la naturalisation ne vont pas s’adoucir, puisque, au 1er janvier 2018, l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur la nationalité exigera des candidats qu’ils soient au bénéfice d’un permis C et qu’ils parlent très bien une langue nationale pour postuler. Pourquoi la Suisse a-t-elle toujours mal à ses naturalisés? Explications de Philippe Wanner, démographe et professeur à l’Université de Genève.
Le Temps: Les faiseurs de Suisses sont donc toujours à l’œuvre?
Philippe Wanner: Oui, car l’application des pratiques en vigueur est variable selon les communes et les cantons. Vérifier l’intégration suppose une part de subjectivité. On sait que des cas comme celui de Buchs existent, mais ils ne sont pas documentés.
– Ce genre de refus seraient-ils l’apanage des régions de campagne?
– On a peu de données sur cette question, mais on peut en faire l’hypothèse. Les grandes communes naturalisent davantage, en uniformisant les éléments à vérifier, tandis que les petites communes des zones rurales, qui ne connaissent que quelques cas par an, les délèguent à des commissions de naturalisation qui ont plus de temps pour investiguer le niveau d’intégration des candidats et scruter les détails.
– Les communes sont donc toutes-puissantes?
– A l’exception de Genève, où le canton s’occupe des naturalisations, il revient aux communes de mesurer l’intégration des candidats. Avec 3000 communes en Suisse, on a donc 3000 manières de faire! Certaines communes jusqu’au-boutistes exigent par exemple du candidat qu’il ait vécu douze ans sur leur territoire, sans tenir compte du fait qu’il aurait vécu vingt ans dans une autre auparavant. Au début des années 2000, certains garde-fous ont toutefois été établis sous l’effet d’une polémique née à Emmen. Cette commune lucernoise soumettait les naturalisations au vote populaire, et les noms à consonance balkanique étaient quasi systématiquement refusés. Une ordonnance refuse désormais aux communes la possibilité de soumettre cette question au peuple.
– La naturalisation doit-elle être l’aboutissement de l’intégration, ou une étape dans le processus?
– Selon la loi, l’intégration est une condition nécessaire à la naturalisation. La Suisse réclame de l’étranger qu’il démontre sa capacité à être Suisse, il doit aussi justifier ses motifs.
– Genève fait-il alors fausse route, en naturalisant à tour de bras lors de cérémonies collectives (plus de 6000 personnes en 2016, même chose cette année)?
– Non, je ne pense pas, car l’intégration est difficile à mesurer et cette manière de faire relève de l’esprit qui règne à Genève: on considère qu’y avoir vécu douze ans est un gage d’intégration suffisant. Alors que dans les cantons ruraux, c’est à la personne elle-même que revient le fardeau de la preuve.
– C’est le règne de l’arbitraire?
– Oui. Car si on pousse le raisonnement, on peut se poser la question de savoir si tous les Valaisans sont intégrés à Genève, et inversement. Je vous livre une anecdote: l’un des critères d’intégration est de payer ses impôts dans le délai imparti. Les candidats qui ont du retard voient leur demande de naturalisation refusée ou suspendue. Or, on sait que beaucoup de Suisses payent avec retard. Ce n’est donc pas révélateur du niveau d’intégration.
– Parce que nos faiseurs de Suisses vivent dans la mythologie?
– Tout à fait. Entre la réalité, qui évolue, et l’adaptation de notre image à celle-ci, il y a long. Les anciens clichés perdurent même s’ils ne correspondent plus à la réalité nouvelle. Les législatifs, dans les régions rurales, ont parfois un regard biaisé, même s’ils sont de bonne volonté, car ils souhaitent défendre les traditions. Pour changer cela, il faudrait harmoniser les critères, mais cette question ne fait, pour l’heure, pas débat.
– La Suisse gagne-t-elle à naturaliser?
– Dans les faits, elle a peu de raisons de le faire. Car les travailleurs étrangers dont la Suisse a besoin peuvent venir sans trop de difficultés. C’est plutôt pour la cohésion sociale que la Suisse naturalise. Avec 25% d’étrangers, c’est un levier pour faire baisser leur nombre et, partant, pour calmer les polémiques de l’extrême droite. La Belgique par exemple, très généreuse, joue beaucoup sur cette variable lorsque le pourcentage d’étrangers augmente.
– Est-ce aussi le cas de Genève et Vaud, où le pourcentage d’étrangers est plus élevé qu’ailleurs en Suisse (respectivement 41,2% et 33,1%)?
– Oui, c’est un facteur d’explication. Une autre justification possible réside dans le fait que les cantons à forte proportion d’étrangers en ont moins peur que les autres.
– L’initiative «Contre l’immigration de masse» a-t-elle joué aussi un rôle dans la volonté de ces cantons de naturaliser?
– Je ne pense pas. La mise en œuvre de cette initiative ne changera pas grand-chose, car elle porte plus sur les flux migratoires que sur les stocks.
– Tous les étrangers rêvent-ils d’être naturalisés?
– Non. Les Autrichiens par exemple, dont le pays ne connaît pas la double nationalité, ne veulent pas la perdre. Les Portugais sont peu intéressés, ce qui manifeste probablement une envie de retour, même si ce n’est pas observé dans les faits. Pourtant, ces ressortissants-là sont en majorité culturellement et socialement très intégrés.
– Au 1er janvier 2018, la loi sur la nationalité va globalement se durcir, sauf sur la durée de séjour en Suisse, qui passera de douze à dix ans. La Suisse exige-t-elle davantage que les autres pays européens?
– La Suisse est déjà extrêmement restrictive en la matière. Exception faite de la troisième génération, à laquelle le peuple a récemment accordé la naturalisation facilitée, elle exige que les candidats aient passé douze ans en Suisse. Même avec la nouvelle loi, qui sur ce point seulement sera un peu moins sévère, c’est énorme et moins généreux que la plupart des pays voisins.
Dans les pays du nord par exemple, cinq à six ans suffisent pour se voir offrir la nationalité. La France est plus généreuse que la Suisse, l’Italie débat du droit du sol pour la deuxième génération, alors qu’ici on n’en est qu’à la troisième génération. Notez que les personnes visées dans cette catégorie ne sont que 25 000. Et selon nos estimations, environ 200 personnes par an seulement pourraient être intéressées au passeport suisse.