En quelques semaines, le conseiller d’Etat genevois PLR est devenu une alternative crédible au Tessinois Ignazio Cassis, favori, et à la Vaudoise Isabelle Moret. Comment a-t-il réussi à tromper la divination officielle? Alors que la majorité estimait être juste et bon que ce tour de carrousel revienne à un Tessinois, Pierre Maudet savait devoir enfoncer les lignes, se faire connaître outre-Sarine. Il commence par appeler les rédactions alémaniques, et ça fonctionne. Son allemand est excellent, il est jeune, charismatique. Sous la plume des journalistes, Pierre Maudet devient «le judoka»; «un gagnant»; «un hyperactif sans peur»; «un Macron suisse». Dans le registre romantique: «La fontaine de jouvence.» Solennel: «Une étoile brille à l’ouest de la Suisse. Mais les Suisses allemands ne l’ont pas encore réalisé.»
Lire également: Le grand silence d’Isabelle Moret
Il y a chez lui une fraîcheur nouvelle et sa méthode de campagne lui a permis de montrer ce dont il est capable
Olivier Meuwly, historien spécialiste du PLR
La machine s’emballe, il n’est point d’épithète assez laudatif pour qualifier l’outsider. Chacun y trouve ce qu’il cherche; un journal le qualifie de «roi de l’expulsion», en référence à sa politique de sécurité. «Pierre Maudet n’est pas un objet politique non identifié, estime Olivier Meuwly, historien spécialiste du PLR. Mais il y a chez lui une fraîcheur nouvelle et sa méthode de campagne lui a permis de montrer ce dont il est capable.»
Pour le politologue et professeur à l’Université de Genève Pascal Sciarini, la surprise est totale: «Ce qu’il a fait est inédit, époustouflant. Je l’ai rencontré par hasard à Berne, au parlement. En peu de temps, il a comblé son déficit de notoriété. Quand il s’est lancé, je ne pensais même pas qu’il figurerait sur le ticket du PLR, croyant à un galop d’essai de sa part.»
Pragmatique et forte tête
Si le Genevois a remporté la bataille médiatique – ce qui n’est pas encore la garantie de gagner le parlement –, c’est qu’il parle «klartext», comme il se plaît à le répéter en Suisse alémanique. Ni femme ni Tessinois, Pierre Maudet doit tactiquement se distinguer de ses concurrents. Il n’a pas eu à chercher midi à quatorze heures. Considéré, à Genève, comme le poids lourd du Conseil d’Etat, un pragmatique à la recherche de solutions, une forte tête à l’autoritarisme parfois outrancier, il a montré une ligne de conduite et des convictions fortes. Pierre Maudet assume une politique de renvois dure, mais la régularisation des clandestins intégrés.
Pierre Maudet est crédible car il s’est imposé en homme d’Etat
Olivier Meuwly, historien spécialiste du PLR
Sur l’Europe, il se refuse aux commodes approximations. Peut-être son meilleur atout face à un Ignazio Cassis opportuniste lorsqu’il jette son passeport italien ou qu’il affirme que la Suisse compte trop de migrants, pour plaire à l’UDC. Ou face à une Isabelle Moret brouillonne. «Pierre Maudet est crédible car il s’est imposé en homme d’Etat, estime Olivier Meuwly. Mais, à la décharge des deux autres, un conseiller national n’a pas besoin d’afficher un programme, car ses positions sont connues.»
Lire aussi: L’outsider incontournable
Ne pas être du sérail, c’est un des gros handicaps du Genevois. Peu de ministres cantonaux ont réussi le pari d’être élus conseillers fédéraux, comme Micheline Calmy-Rey et Eveline Widmer-Schlumpf. Pascal Broulis, Pierre-Yves Maillard et Karin Keller-Sutter s’y sont essayés, sans succès. «Pierre Maudet parviendra-t-il à briser le signe indien? s’interroge Olivier Meuwly. Il devra lutter contre la force d’inertie qui fait que les parlementaires se cooptent.» Et l’ancien conseiller fédéral Pascal Couchepin de rappeler: «S’il est une chose dont chaque parlementaire est spécialiste, c’est l’élection. D’où l’impossibilité de pronostiquer un résultat.»
Ministre 4.0, campagne 4.0
Aussi ne s’y risquera-t-on pas. Le parlement peut déployer ses anticorps pour rejeter un brillant sujet qui agace. Il peut tout aussi bien décider d’élire une figure de proue face aux nouveaux enjeux. Si la Suisse préfère d’ordinaire les honnêtes gestionnaires – dont certains se révèlent toutefois dans la fonction – aux personnalités charpentées politiquement, le contexte et les incertitudes qui pèsent sur le pays sont propices à ces dernières. C’est sur cette hypothèse que table le directeur de campagne de Pierre Maudet, Rolin Wavre: «Pierre Maudet n’est pas seulement un ministre 4.0 parce qu’il est ouvert aux nouvelles technologies [il est l’artisan de la loi sur les taxis Uber, il a aussi lancé la technologie blockchain dans l'administration]. Il fait aussi une campagne 4.0 en nouant beaucoup de contacts, en rejetant l’entre-soi, en osant des idées au lieu de proposer un programme de patinage exempt de figures et de sauts pour éviter les chutes.»
Lire également: Pierre Maudet entame le décompte des voix
Maudet… Macron? Même jeunesse – 39 ans –, même endurance, même efficacité. «Il possède un côté macronien de par son ascension, confirme Pascal Sciarini. Mais la Suisse n’est pas dans l’état de déliquescence de la France, et les citoyens n’ont pas autant de défiance vis-à-vis des partis traditionnels qu’ils en ont dans l’Hexagone.» Et puis Macron s’adressait à la population, alors que les candidats au Conseil fédéral s’adressent à l’Assemblée nationale. Sait-on bien ce que le pari de l’audace pèsera, dans la tête des 246 parlementaires, face aux critères de la représentativité, des équilibres et du consensus? On ne devient Macron que sur la ligne d’arrivée. Parier qu’il y parviendra, c’est s’offrir le grand frisson de la rupture.
Retrouvez tous nos articles sur la succession de Didier Burkhalter