Toutes les femmes sont-elles conscientes que la santé sexuelle fait partie des services d’urgence, et que les services qui permettent de pratiquer une interruption de grossesse se sont adaptés à la crise sanitaire et assurent leur mission? Il est trop tôt pour savoir si la fréquentation des centres de planning familial a récemment baissé. Mais une légère inquiétude est perceptible chez les personnels soignants, qui craignent que les femmes ne s’autocensurent.

«Les patientes oublient que tout le monde est là, pour elles, personne n’est parti en vacances, et leurs demandes sont toujours prioritaires!» insiste la Dre Michal Yaron, médecin adjointe agrégée responsable des consultations ambulatoires de gynécologie aux Hôpitaux universitaires de Genève. «Mais c’est compliqué à faire passer, quand le message général a été celui du «Hôpital = coronavirus», complète la Dre Saira-Christine Renteria, médecin adjointe en gynécologie au Centre hospitalier universitaire vaudois. Des femmes ont peur de venir à l’hôpital, elles ont l’impression qu’il n’y a que des patients Covid-19 chez nous!»

Comment informer correctement les publics fragiles comme les femmes au statut précaire, sans papiers, qui maîtrisent mal le français, ou peu connectées? Sans compter que le confinement met à mal la discrétion, qui accompagne très souvent les demandes d’avortement: «C’est difficile pour les femmes de sortir, quand elles sont chez elles avec les enfants, le télétravail, et le ménage, c’est la triple charge. C’est difficile d’être soutenue par une amie: une conversation par Skype, ce n’est pas la même chose. Et c’est plus compliqué pour une adolescente qui ne peut plus dire qu’elle va chez une amie pour venir consulter. On voit déjà des souffrances liées au confinement.»

Ne pas attendre le déconfinement

Or, s’il est un domaine où le calendrier est impératif, c’est bien celui des interruptions de grossesse. «Si on ne fait pas d’IVG pendant quelques semaines, il y en aura davantage par la suite, et certaines vont tendre à dépasser les délais s’il n’y a pas de procédure pour les consultations tardives, explique Clémentine Rossier, professeure associée à l’Université de Genève et spécialiste de la santé de la reproduction; certaines femmes mettent du temps pour constater leur grossesse et se décider, ce qui les mène au bord du délai au moment de consulter.» «Attention à la politique de l’autruche, ou à l’attente du déconfinement, met aussi en garde la Dre Renteria, même si après 12 semaines, la loi suisse prend aussi en compte la santé des femmes y compris sur le plan psychique, et qu’il est clair que nous tiendrions compte des conditions psychologiques et sociales d’une demande.»

Relire: En Suisse, toutes les femmes ne sont pas égales face à l’avortement (2016)

Aux HUG, le rendez-vous de consultation est donné dès le premier contact par téléphone, dans la semaine qui suit. Au CHUV, la prise en charge peut même débuter dès le premier contact téléphonique. La patiente peut n’avoir à se déplacer physiquement qu’une seule fois, si elle est tout à fait décidée et qu’elle peut choisir la voie médicamenteuse à domicile. Après un rapide bilan à la recherche de signes cliniques, l’anamnèse doit permettre d’évaluer si elle présente un risque de Covid-19, et si des symptômes sont avérés, la patiente est alors testée. En cas de test positif, la patiente retourne chez elle, reste en contact avec l’hôpital et l’intervention est décalée d’une dizaine de jours.

Doublement des IVG médicamenteuses

Conséquence des mesures de sécurité prises pour éviter au maximum d’exposer les patientes, à Genève, les avortements par voie médicamenteuse sont proportionnellement plus nombreux, ils ont même doublé depuis un an, a calculé la Dre Yaron: «Les femmes préfèrent avorter chez elles, cela les rassure.» Les mineures ou les personnes fragiles en revanche avortent en hôpital de jour, pour être mieux accompagnées. Le suivi se fait ensuite par téléphone, ou à l’hôpital, selon l’évolution.

Les avortements par voie chirurgicale à Genève ont lieu depuis le 24 mars à la Clinique de La Plaine, à l’autre bout de Plainpalais, où deux fois par semaine des médecins des HUG se rendent pour pratiquer des interruptions de grossesse, dans le cadre du partenariat inédit privé-public lancé au nom de la mobilisation nationale contre le Covid-19. Leur volume d’interventions est plus faible qu’anticipé dans les prévisions des HUG, les IVG médicamenteuses étant plus nombreuses. Les conditions pour les patientes comme pour les soignants sont très sécurisées.

Ce qui n’était pas urgent finit par le devenir

Si le partenariat fonctionne bien aujourd’hui, le Dr Didier Chardonnens, gynécologue et cofondateur de la clinique, ancien des HUG lui-même, pointe cependant les limites du dispositif: «Les ordonnances du Conseil fédéral ne fixent aucune durée, mais en gynécologie, en oncologie, ailleurs, ce qui n’était pas urgent finit par le devenir; est-ce que se battre contre le coronavirus n’aura pas des effets collatéraux plus graves en matière de santé? Ce n’est pas une question simple…» La collaboration pourrait aussi se compliquer: «Nous étions prêts à fournir l’intégralité du service aux HUG avec notre personnel, mais finalement ce sont leurs médecins dans nos installations, des médecins qui n’ont pas été agréés par la clinique, avec des patients qu’on ne connaît pas, et des questions de facturation pas réglées: si la situation devait durer, on devra peut-être changer l’organisation.»

Prévenir aujourd’hui les avortements de demain

En France, des médecins ont récemment appelé le gouvernement à assouplir les conditions des avortements en les autorisant par voie médicamenteuse au domicile jusqu’à neuf semaines d’aménorrhée au lieu de sept, des aspirations jusqu’à 16 semaines d’aménorrhée au lieu de 14, et en permettant aux mineures de se faire avorter lors de leur première consultation, sans le délai de 48 heures. Une pétition a même été lancée.* «Le secteur est déjà chargé en France en temps ordinaire, commente Clémentine Rossier, et la loi suisse offre peut-être plus de latitude; le critère de la santé de la femme y a été interprété historiquement de façon très large.»

Il reste que «le confinement signifie une diminution des occasions de rencontre et de contacts y compris sexuels, rappelle la professeure, on sait qu’il y a moins d’IVG chez les personnes vivant seules, car il y a moins de risques de grossesse aussi.»

C’est sur la contraception que la Dre Yaron insiste en cette période, en anticipant une très possible hausse de demandes d’IVG dans quelques semaines. «Ecrivez-le bien, nous répondons à toutes les questions sur la contraception, sur la pilule du lendemain, nous pouvons prescrire, renouveler des ordonnances. Il ne faut pas attendre d’être en difficulté pour nous appeler.» «Information et prévention sont primordiales», approuve la Dre Riveira. Qui s’inquiète d’un potentiel conseil défaillant, par exemple dans les centres d’aide aux migrants.

* ajout du 9 avril.