Il suffit d'écrire que tu galères et tu deviens une cible.
Un peu plus loin, celui d'un groupe de jeunes Kosovars est alerte, comme leur langage, rythmé par l'accent propre aux banlieues. Ils disent que le radicalisme n'est pas le fait des gens d'ici, que l'endoctrinement vient d'internet. «Il suffit de parler de ta life sur facebook, d'écrire que tu galères et tu deviens une cible», déclare l'un d'entre eux qui a bien connu le jeune parti en Syrie. Aussitôt remis à l'ordre par le chef, casquette griffée Versace, lunettes de soleil serties de brillants, qui interrompt les récits de sa bande à grand renfort de «Eh, frère!», sonnant comme une sommation à la soumission. Il dit: «J'ai des amis étrangers convertis à l'islam, ils ne sont pas radicaux». Par étranger, que faut-il comprendre? «Des Genevois, des Portugais, des Espagnols». Changer de prisme de lecture, renverser les évidences. Il finit par lâcher: «J'ai un gars qui m'a dit qu'il fallait partir pour le djihad. Je lui ai proposé de lui payer le billet. Pour le corriger, le remettre à sa place.» Et le mâle dominant d'enchaîner sur les malheurs de la Palestine et la rouerie des médias vendus.
C'est un énorme bazar, qui s'agite dans les têtes. Les vérités qu'on croit tenir, les mensonges qu'on pense déjouer, les identités qu'on compose. Il faut les compétences des éducateurs de rues pour saisir l'image de ce puzzle déroutant. Humberto Lopes est l'un d'entre eux, responsable d'équipes du Bus unité prévention parcs (BUPP) du secteur Rhône-Aire, organisme qui dépend de la Fondation genevoise pour l'animation socioculturelle (Fase). Direction Petit-Lancy, ou ce moitié Suisse, moitié Cap-Verdien et catholique a ses quartiers. Il connaissait le jeune homme parti en Syrie: «Je sentais qu'il était un terreau fertile. Après sa conversion, il se sentait stigmatisé.» Et ce travailleur de terrain décrit les lignes de faille qui peuvent conduire à la radicalisation: les ruptures professionnelle, scolaire, familiale ou personnelle. «Lorsque les jeunes sont en rupture, ils cherchent les cadres. L'islam leur en donne un, comme d'autres religions» Et cette comparaison: «Seule, la hyène ne fait rien. En groupe, elle attaque le lion.» La preuve.
Va mourir en martyre.
Ils lui ont dit: «Va mourir en martyre, et tu auras la miséricorde de Dieu». C'est par ces bonnes paroles qu'Amine (prénom d'emprunt), Kosovar de vingt ans, se voit signifier son adhésion à la foi véritable, l'an dernier, par «un groupe d'hommes à la Mosquée de Genève, en marge des prêches». Amine se désigne lui-même comme un «repenti», c'est-à-dire un musulman égaré dans l'impiété et qui, un jour, retrouve le chemin de Dieu. «J'avais arrêté l'école, puis l'apprentissage. J'étais à la rue, perdu». Il relate son errance que vient clore ce jour lumineux, où il se rend à la Mosquée. «Le premier qui m'y a accueilli était le frère converti parti en Syrie. Il m'a donné un Coran, il priait tout le temps.»
Rasé de près, allure austère, regard profond, Amine accepte de témoigner aujourd'hui dans le but manifeste de réhabiliter les imams de la Mosquée de Genève, accusés par la presse de radicalisme. Pourtant, c'est bien dans ce lieu de prière qu'il a d'abord frayé avec des radicaux: «Ceux qui prêchaient la mort en martyre étaient une vingtaine, dont une dizaine actifs, originaires des Balkans pour la plupart, plus quelques Tunisiens. Au début, ils ne parlaient pas de djihad. Ils m'ont d'abord pris par les sentiments.» Leur méthode: des vidéos, passées en boucle au jeune homme. «C'était des vidéos horribles, d'enfants martyrisés, de sœurs violées. Elles étaient de style hollywoodien. J'avoue que j'ai eu un moment de faiblesse, que j'ai failli y croire.» Un rayon de soleil rasant vient éclairer le visage juvénile et grave. On imagine volontiers la crainte de ses parents, non pratiquants, devant le changement de leur fils: «Ils ont pris peur, car je ne sortais plus en boîte, je ne buvais plus, je faisais la prière.»
Face à ce frère, je n'avais pas d'arguments.
C'est durant cette période charnière que le groupe passe à l'offensive. Ayant ferré leur proie, leur discours se muscle: «Contrairement aux imams, ils prônaient le terrorisme, après la prière. Des frères m'ont alors mis en garde contre ces gens et un imam m'a expliqué les choses avec le Coran et les paroles du prophète.» Si Amine parvient à échapper à l'influence de ce noyau dur, il n'en va pas de même du jeune converti du Lignon qui s'apprête, lui, à passer à l'acte. Le Kosovar tente le dialogue avec lui: «Mais face à ce frère, je n'avais pas d'arguments, car mon niveau de connaissance de l'islam était inférieur au sien.» Alors qu'Amine s'incline devant les arguties théologiques du jeune radicalisé, que faisait donc l'imam pour éloigner le groupe radical? «Après le départ de notre frère pour le djihad, nous lui avons demandé d'aller parler à ces radicaux. Il nous a dit qu'il avait déjà tenté de le faire, mais sans succès.» Depuis, ils se sont volatilisés. Car pour éviter les apartés de couloir, la Mosquée est désormais fermée hors des heures de prière. «C'est encore plus dangereux qu'avant, avance Amine. Car maintenant, on ne sait plus où se passe l'endoctrinement.»
Là-dessus, Abdoulaye Gueye, moniteur du BUPP et éducateur de rue à la Jonction et aux Eaux-Vives, a sa petite idée. «Les radicaux cherchent le calme. Pas les parcs que squattent les jeunes buveurs du week-end. Mais plutôt les bords du Rhône ou de l'Arve. Dans les quartiers urbains, comme les Pâquis, il faut savoir observer: un homme mûr qui offre un kebap à un jeune paumé, par exemple. Ceux qui endoctrinent ont les mêmes méthodes que nous autres travailleurs sociaux! Ils offrent d'abord un soutien, une écoute, pour devenir un adulte de référence.» Cet Helvético-Sénégalais sait de quoi il parle: la radicalisation, il l'a connue. Non pas auprès de Daech, mais dans une confrérie musulmane sénégalaise, le mouridisme. «Une chance dans mon malheur», reconnaît-il. Il a connu les coups de fouets à l'école coranique, le fanatisme, la soumission totale à son guide spirituel, les baise-mains à genoux, les trafics auxquels il faut s'adonner pour satisfaire l'appétence vénale de celui-ci, la tentation de la mort, les coups de poignards de ceux qu'il s'apprête à quitter, le long chemin vers la liberté. Aujourd'hui, Abdoulaye ne pratique plus que la liberté de penser. Les mosquées, il n'y va plus, «depuis que j'ai entendu un homme connu à Genève proclamer que le blasphème mérite de verser le sang, que je m'en suis alarmé et que les barbus m'ont jeté dehors.» Mais il comprend mieux que personne ceux qui sont enfermés en croyant apercevoir la lumière.
La radicalisation rampante est en marche.
Toujours dans la rue, attentif aux changements de comportement et de vocabulaire des jeunes, aux obédiences, aux profils des «doyens de quartier», Abdoulaye s'essaye à une cartographie des lieux: «Au Lignon, il y a beaucoup de Kosovars, d'Albanais et de convertis. A la Servette, aux Charmilles et à Onex, certains foyers assez durs s'installent aussi. On en trouve aussi aux Palettes et à Plan-les-Ouates. Les Avanchets en revanche sont plutôt les ghettos perdus des dealers qui se cachent. Ce quartier abrite aussi de nombreux Pakistanais branchés sur le commerce mais qui fréquentent beaucoup la mosquée.»
Alors oui, pour Abdoulaye, «la radicalisation rampante est en marche.» Auprès de qui opère-t-elle le mieux? «Beaucoup de jeunes Kosovars sont menacés, estime-t-il. Mais je connais aussi une vingtaine de convertis, des catholiques buveurs et foireurs auparavant, en rupture identitaire et familiale, dont certains pourraient être au point de bascule.» Ce qui les attire? «L'entraide, le soutien, le respect. C'est la force de l'islam. J'ai vu des jeunes chrétiens qui traitaient leur mère de tous les noms et qui, une fois musulmans, s'occupaient d'elle comme personne. L'enfant-roi se mue en protecteur.» L'islam qui corrige une dérive de nos sociétés, l'islam qui contient, qui structure, qui cadre. La parole à Amine le repenti: «La religion m'a obligé à me lever tôt le matin pour la prière, à durcir ma volonté durant le ramadan. A la mosquée, j'ai amélioré mon langage. Mon Seigneur m'a permis de trouver et de réussir mon apprentissage.»
Mais un jour, sans crier gare, le glaive. «Certains vont partir, ça va arriver». Les paroles d'Abdoulaye vont mourir avec le jour sur les barres d'immeubles du Petit-Lancy. Et l'homme retourne biner le jardin potager grâce auquel il espère transmettre aux jeunes le goût de l'effort, l'apaisement de la terre et ses racines fécondes.