Il faut, pour dénicher la mosquée albanaise Dituria, dépasser les citernes de Vernier, pénétrer sa zone industrielle, longer des entrepôts à l’allure désaffectée, gravir la rampe d’une halle vide, longer un couloir sombre et déboucher sur une salle de prière décatie, avec vue sur hangars. Qualifiez cet endroit de modeste et vous serez flatteur.

Mais bientôt, Dituria basculera de l’insignifiance à la majesté. Le 20 mai prochain, l’association inaugurera son nouveau bâtiment, loin de Vernier, dans la commune de Plan-les-Ouates. Une vaste bâtisse, route de Saint-Julien, propriété d’une société immobilière dont l’association a racheté les actions en juin 2014 pour 3 millions de francs et qu’elle a rénovée grâce à des entreprises albanaises bénévoles.

C’est que Dituria a su convaincre, rassembler, forcer l’adhésion des Albanais du Kosovo, d’Albanie et de Macédoine vivant à Genève. En quelques années, elle aura su trouver les fonds nécessaires à son envol et susciter les professions de foi de centaines de familles. Vendredi dernier, jour de grande prière, pas moins de 800 personnes se pressaient au centre. Pas mal pour une communauté traditionnellement peu pratiquante.

Imam à Champ-Dollon

En albanais, Dituria signifie le savoir. Pourtant, l’imam de 38 ans Rijad Aliu n’a du français qu’une connaissance lacunaire, quand bien même il travaille depuis neuf ans à Genève, y compris en milieu carcéral à Champ-Dollon et à la Brenaz. Aussi est-il accompagné ce jour-là du président de l’association Serif Biljali, lequel traduit et précise sa pensée.

Rijad Aliu répond à nos questions le regard suspendu à celui du président, le doigt sur la couture du pantalon. Ils sont formels: aucun argent étranger n’a aidé à l’édification de ce succès; l’achat du bâtiment comme sa réfection est l’œuvre de généreux donateurs de la communauté.

Des ouvriers très généreux

Mais certains se refusent à le croire, comme Shani Zekolli, un cinquantenaire originaire de Macédoine et ancien syndicaliste à Genève: «Je connais les membres de la communauté albanaise, l’immense majorité d’entre eux travaille dans le bâtiment. Cet argent qu’ils promettent à Dituria, pour certains, ce sont les économies de plusieurs années de labeur». Et l’homme de visionner une vidéo de mai 2015, filmant cette fameuse récolte de fonds sur une page musicale ronflante.

Autour de tables garnies de limonades, une assemblée virile est haranguée par l’animateur, affirmant que de précédentes levées de fonds ont permis de récolter 545 000 francs. Certains participants lèvent alors la main et offrent un montant précis, allant de quelques centaines de francs à cinq mille francs, sous les applaudissements et les larmes d’émotion des uns et les «Allah Akbar» triomphants des autres. «Comment comprendre qu’un ouvrier fasse don de telles sommes?, s’interroge Shani Zekolli. On sait que des fonds d’Arabie saoudite transitant par la Turquie et la Macédoine arrivent en Europe à travers des privés pour aider des mosquées. Serait-ce le cas ici?»

Fillettes voilées lors d’une fête

Shani Zekolli n’est pas le seul à se poser des questions sur le financement et l’orientation de la mosquée. Suliman (prénom d’emprunt), Kosovar travaillant depuis plus de vingt ans à Genève, est confondu devant ces images: «Ils ne réalisent pas que les cris d’Allah Akbar, index levé, sont des signes salafistes auxquels notre culture était étrangère il y a peu.» Sur une autre vidéo filmée par Dituria à l’occasion d’une fête, il s’inquiète de ce qu’une partie des fillettes sont voilées, un usage peu courant dans l’islam hanafite balkanique.

Confronté à ce cliché, Rijad Aliu répond: «Le voile est une obligation religieuse, cependant nous n’obligeons aucune fille à se voiler. C’est le choix des familles.» Une réponse à double entrée, qui oppose la prescription religieuse à la liberté individuelle. Entre les deux, les croyants devront choisir. Mais les autorités politiques aussi.

A priori, on connaît l’inclination de ces dernières. Sinon, comment expliquer que des représentants politiques se fassent voir dans cette mosquée lors de manifestations diverses? «Tous les partis politiques y ont fait campagne», assène Shani Zekolli. «Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que lors d’un cocktail donné l’an dernier, hommes et femmes ont été séparés une fois les représentants politiques partis, ajoute une des participantes. Leur naïveté est consternante.» Un député de gauche ajoute, anonyme: «Naïveté sans doute, mais clientélisme aussi. C’est un électorat comme un autre, et tant pis s’il faut pour cela admettre l’ethno-différentialisme.» Autrement dit, accepter des égratignures au principe d’égalité par exemple, au prétexte qu’il faille ménager une culture différente.

«La conscience religieuse remplace la conscience nationale»

A ce point? L’islam rigoriste ne s’est jamais trouvé aussi à l’aise sur les terres européennes qu’en Orient. Interrogez les Albanais de plus de quarante-cinq ans: ils se souviennent des Balkans sans voiles, sans barbes, bien arrosés aux soirs de fêtes et maîtres de leur dieu. C’était avant la guerre du Kosovo de 1998-1999. Avant que l’Arabie saoudite n’y déploie un prosélytisme conquérant. En quelques années, le royaume aura financé 240 mosquées au Kosovo et 300 en Macédoine; au cours des deux dernières années, 314 Kosovars seraient partis rejoindre les rangs de Daech, selon une enquête du «Tages-Anzeiger».

«De plus en plus de jeunes remplacent la conscience nationale par une conscience religieuse, affirmant ainsi leur différence en excluant les autres, s’inquiète Suliman. Je m’inquiète pour certains de nos quartiers dans dix ou vingt ans!» Pessimiste? Si peu. La France a compris que wahhabisme et salafisme représentent le terreau mental du terrorisme islamiste. Même à Genève, la mosquée du Grand-Saconnex a expérimenté à travers le départ de deux jeunes radicalisés le glissement du rigorisme au fanatisme. Et quand bien même il s’opérerait sans que violence s’ensuive, il ne serait guère soluble dans un Etat de droit.

Suliman craint que l’anecdotique poignée de main refusée par des élèves musulmans à leur enseignante bâloise ne reste pas orpheline: «Car sous couvert de dispenser des cours de langue, les mosquées donnent aussi aux petits élèves des préceptes religieux. Déjà, les mosquées affichent plus d’élèves que les écoles albanaises. Que dirait-on si les Portugais envoyaient leurs enfants à l’église catholique pour apprendre le portugais ou le civisme?» Un souci que peut comprendre Manuel Tornare, conseiller national socialiste et président de l’Université populaire albanaise, une association religieusement neutre qui dispense aussi des cours dans un but d’intégration: «Dituria fait partie des mosquées devant être contrôlées par les pouvoirs publics. Comme dans d’autres, l’Etat devrait veiller à ce que les prêches ne soient ni salafistes ni proches des Frères musulmans. Il faut aussi s’assurer que les imams soient payés par les fidèles et formés ici.» Rijad Aliu, lui, a été formé en Egypte. Et le 3 septembre dernier, c’est en Arabie saoudite qu’il partait en pèlerinage, accompagné d’une quinzaine de fidèles.

«Cette mosquée est salafiste»

A l’heure où s’interroger sur le rigorisme d’une mosquée conduit parfois à se voir taxer d’islamophobe, se trouvera-t-il quelqu’un pour oser accuser Dituria d’orientation radicale? Affirmatif. Saïda Keller-Messahli, présidente du Forum pour un islam progressiste: «Cette mosquée est selon moi clairement salafiste. Rijad Aliu est le vice-président de l’Union des Imams albanais de Suisse, une organisation d’environ 30 mosquées liées à l’Arabie Saoudite à travers son président macédonien Nehat Ismaili. Notre erreur est de dérouler le tapis rouge à cette Union en lui donnant accès aux prisons (Rijad Aliu est aumônier) et aux écoles publiques (l’Union pour l’enseignement de l’islam à Kreuzlingen y intervient). Et de la laisser construire des mosquées à volonté comme à Wil, à Netstal, à Frauenfeld.»

Pour Saïda Keller-Messahli, une autre connexion renforce la preuve d’une mainmise saoudienne: «Nehat Ismaili a été élu il y a un peu plus d’un an dans l’Organisation européenne des centres islamiques (OECI), basée à Onex et qui réunit 15 chefs de centres culturels saoudiens en Europe avec des «savants» saoudiens et qataris et qui promeut la construction de mosquées et de centres culturels islamiques en Europe.» Suite à des articles de la «NZZ am Sonntag» et du «Temps» (16.11.2016), le contenu du site de l’OECI affichant ces personnalités saoudiennes impliquées a été effacé. Et Nehat Ismaili a déclaré dans la foulée vouloir se retirer de cette organisation. Dans une série d’articles parus en juin et en juillet dernier dans le «Tages-Anzeiger», le journaliste expert des religions Michael Meier accuse l’Union des Imams albanais de Suisse d’avoir un double agenda: professer une foi réactionnaire sous couvert d’un islam modéré.

Il n’est pas le seul. Imam à Berne et président de l’Association islamique albanaise de Suisse, Mustafa Memeti accuse lui aussi nombre de ses confrères de céder à l’obédience salafiste. L’homme sait de quoi il parle, puisqu’il a étudié en Arabie Saoudite et professe en Suisse un islam modéré et intégrateur: «Nous avons tenté d’établir un dialogue avec Dituria, mais cette association ne souhaite pas coopérer avec nous et intégrer notre structure. Tout comme deux autres mosquées basées à Viège et à Sion.» Au motif? Il n’en dira pas plus. Première hypothèse: une lutte intestine pour le pouvoir entre son association et sa rivale, celle de Nehat Ismaili. Seconde piste: une incompatibilité entre l’idéologie de Dituria et les vues progressistes du Bernois. La vérité se trouve peut-être à mi-chemin.

Déradicaliser des jeunes

Mais Rijad Aliu rejette tout soupçon de radicalisme dans son établissement: «Nous avons au contraire contribué à déradicaliser certains jeunes», affirme-t-il. Aussi, à Plan-les-Ouates, le maire démocrate-chrétien Xavier Magnin ne s’inquiète-t-il pas d’accueillir ce nouvel hôte, «qui n’a rien à voir avec des islamistes radicaux.» Son seul souci, à ce stade, «est le trafic automobile que générera ce lieu de culte et les places de parc qui pourraient manquer».

A l’opposé de ces préoccupations pragmatiques, d’autres s’émeuvent d’une photo sur Facebook, où Serif Biljali pose en compagnie de membres alémaniques du Forum des jeunes musulmans albanais, un groupe connu pour être assez virulent, avec cette phrase: «Les années passent, notre cause reste la même jusqu’à la victoire!» Quelle cause, quelle victoire? Le président de Dituria botte en touche, cette publication n’est pas de son fait. Sa première victoire, il la tient déjà. Au numéro 163 de la route de Saint-Julien, à Plan-les-Ouates.