Choisir sa voie, commencer un apprentissage, puis… arrêter. Ce scénario est une réalité pour près d’un quart des jeunes qui optent pour une formation professionnelle initiale en Suisse. C’est ce que montrent les chiffres publiés fin novembre par l’Office fédéral de la statistique. La Confédération s’est penchée sur les 59 349 personnes ayant commencé un apprentissage en 2017 (en entreprise ou en école à plein temps) et a analysé leur parcours jusqu’en 2021. Les résiliations de contrat ont concerné 13 943 d’entre elles, soit 23,5%, un record. Pour la période 2014-2018, la proportion était de 21%.

Attention, cela ne signifie pas que tous ces élèves se retrouvent sans diplôme. Environ 80% d’entre eux reprennent ensuite une formation. Pour autant, les nombreuses ruptures de contrat ne sont pas anodines, même si elles ne représentent qu’une étape et que les sorties définitives du système préoccupent davantage les autorités.

«Elles rallongent la durée de formation, donnent lieu à des questionnements, demandent de l’énergie et de l’accompagnement. Ce n’est pas évident, ni pour le jeune qui doit retrouver un nouvel apprentissage, ni pour l’employeur. Tout le monde est perdant», indique Gilles Miserez, directeur de l’Office genevois pour l’orientation, la formation professionnelle et continue.

La Suisse romande particulièrement touchée

La statistique fédérale cache d’importantes variations régionales. Uri plafonne à 13%, tandis que trois cantons romands, Genève, Neuchâtel et le Valais, affichent des taux supérieurs à 30%, avec Genève, lanterne rouge, à 38%. Une situation que Gilles Miserez explique par la popularité de la filière gymnasiale, très marquée au bout du lac. «Cela entraîne de facto vers la voie professionnelle une population plus fragile scolairement que dans les autres cantons.» Des jeunes qui sont amenés plus fréquemment à revoir leur choix.

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Il existe aussi de fortes disparités en fonction des professions. Au sein du prisé CFC d’employé de commerce, plébiscité chaque année par près de 10 000 jeunes, les ruptures représentent 14,6% des contrats, contre 31,9% dans l’hôtellerie-restauration ou 27,9% dans la construction.

Un nouveau rapport au travail

Pourquoi l’instabilité des parcours des jeunes a-t-elle augmenté ces dernières années? Et quelles raisons les poussent à arrêter leur apprentissage?

Nadia Lamamra, professeure à la Haute Ecole fédérale en formation professionnelle (HEFP), pointe la pandémie de Covid-19. «Cela a certainement joué un rôle, avec des apprentis qui ont beaucoup souffert dans les branches frappées par une forte inactivité, comme la restauration, ou au contraire très sollicitées, comme les soins. Le baromètre des transitions de l’OFS montre d’ailleurs qu’il y a eu un repli vers les formations générales pendant cette période difficile.» Soit des filières qui ne bloquent pas les jeunes dans un métier.

La chercheuse émet aussi l’hypothèse d’un rapport au travail qui évolue. «Les jeunes ne sont pas moins investis que par le passé, mais ils réfléchissent davantage aux conditions qu’ils sont d’accord d’accepter et à la manière dont ils veulent vivre à côté du travail. Ils se disent peut-être plus rapidement «je ne veux pas passer trois ans comme ça» si ça ne leur convient pas.»

Décalage entre le métier rêvé et la réalité?

L’OFS ne recense pas les raisons pour lesquelles ces apprentis ont franchi le pas, mais on trouve quelques pistes du côté de Genève. Les motifs le plus souvent invoqués dans le canton au moment d’une rupture de contrat – qui peut être entreprise tant pas l’apprenti que par son employeur – sont un «choix inapproprié de la profession», un «manquement de la personne en formation» et des soucis d’ordre privé ou de santé.

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Sans surprise, les résiliations touchent en premier lieu les métiers dont la pénibilité est plus grande, souligne Nadia Lamamra. «Il faut rappeler que l’apprentissage est parfois un choix par défaut, pour des élèves qui n’ont pas les résultats pour aller ailleurs, ou que certains jeunes se font une représentation du métier qu’ils ont choisi qui est en décalage avec la réalité.»

«A 15 ans, il faut avoir le droit de se tromper»

La professeure à la HEFP conclut toutefois qu’il ne faut pas dramatiser, même si l’enjeu est important dans le contexte actuel de pénurie de main-d’œuvre. Dans le cadre de ses recherches, elle a rencontré des jeunes ayant vécu très violemment une rupture de contrat, avec un grand sentiment d’échec. D’autres, à l’inverse, se sont sentis soulagés. «Ça leur a permis de s’extraire de quelque chose qui ne convenait pas pour trouver enfin ce qu’ils voulaient faire. Dans la formation professionnelle, le passage de l’école au monde du travail se fait très tôt, dès 15 ans. C’est un moment de la vie où il faut avoir le droit de se tromper et de se réorienter.»