Raphaël Georlette, qui tient la poissonnerie Cuisine et Mer à Gaillard (Haute-Savoie), a retrouvé le sourire. La cinquantaine de Roms qui depuis deux années squattaient la place du Marché, à 100 mètres de la douane de Moillesulaz, ont été chassés par les forces de l’ordre. L’opération qui s’est déroulée les 19 et 20 juin a nécessité la mobilisation de 96 policiers haut-savoyards. «Le quartier est à nouveau, calme, propre et la clientèle revient», se réjouit-il.
Il raconte: «Au début, ça allait encore; ils mendiaient presque poliment, en ayant l’air de s’excuser. Et puis cela a dégénéré, ils étaient de plus en plus nombreux et ils ont peu à peu pris le contrôle du parking. Ils plaçaient les automobiles, si le conducteur ne payait pas, ils rayaient la portière ou cassaient un essuie-glace. Les alentours des toilettes publiques sont devenus un dépotoir et, la nuit, ils écoutaient de la musique à tue-tête dans leur voiture où ils dormaient.»
Des pétitions ont circulé, dont l’une a échoué sur le bureau de Philippe Guffon, le commissaire principal d’Annemasse. Des mois de surveillance, de filature, de clichés pris. D’où il est ressorti que la plupart de ces personnes passaient leurs journées à Genève et leurs nuits dans des caves, des squats ou sur les trottoirs de Gaillard ou Annemasse. Seuls les meneurs ne franchissent pas le poste douanier. Le soir, les policiers qui planquent observent que les «travailleurs» remettent aux chefs leurs gains obtenus en mendiant, en volant, en demandant de l’argent en échange de fausses bagues en laiton ou en faisant signer, contre un peu d’argent, de pseudo-pétitions frappées du logo d’une ONG.
Le commissaire, qui exclut tout revenu lié au proxénétisme, chiffre à 110 000 euros – mais cela pourrait s’élever à beaucoup plus – la somme échouée en moins d’une année dans les poches des chefs du réseau. Car il s’agit bel et bien d’un réseau de traite des êtres humains. «Toutes ces personnes sont originaires du même village, Barbulesti, à 60 km au nord-est de Bucarest, relate Philippe Guffon. Des hommes et des femmes pauvres, très endettés, qui ignorent où on les conduit. Ils sont embarqués dans des camionnettes et descendent à Gaillard. Les enfants en bas âge restent au village. Si les parents se rebellent, les chefs menacent de s’en prendre aux petits.»
Les 19 et 20 juin, neuf meneurs sont placés en garde à vue au commissariat d’Annemasse. Les autres, les petites mains qui récoltent l’argent, ne parlent pas, ne dénoncent pas, jurent qu’ils mendient pour eux, rien que pour eux. On appelle cela la loi du silence. Considérés comme des victimes, ils sont relâchés. A ce jour, seul le chef de la bande est mis en examen et écroué à la prison de Bonneville pour «exploitation de la mendicité d’autrui en bande organisée et pour non-justification de ressources».
Ses deux «adjoints» sont inculpés sous les mêmes chefs d’accusation. Placés sous contrôle judiciaire, sur décision d’une juge de Thonon-les-Bains, ils ont été laissés libres. Ils pourraient aujourd’hui être très loin de la Haute-Savoie. Un quatrième membre du réseau est lui aussi en maison d’arrêt pour une affaire antérieure: il avait écopé de trois mois de prison ferme pour exploitation de mineurs à Biarritz mais n’avait jamais purgé sa peine.
Par ailleurs, 30 obligations à quitter le territoire français ont été signées par la préfecture. Ce qui est sans véritable conséquence pour les contrevenants puisque la loi française, contrairement à d’autres en Europe, stipule que ces obligations ne concernent que le sol français et non l’espace Schengen. «Ce qui signifie, précise le commissaire Guffon, que ces personnes peuvent monter dans un bus, passer la douane de Moillesulaz, passer une heure en Suisse et revenir en toute légalité à Gaillard.»
Le policier semble amer. Il ne s’emporte pas ouvertement contre le pouvoir judiciaire, mais laisse pointer un peu de rage: «Ces types sont vraiment des mafieux qui exploitent des hommes et des femmes totalement démunis, ils leur faisaient payer 150 euros par mois la location d’une voiture épave pour dormir la nuit, ils les envoyaient avec 200 euros en poche organiser des jeux de cartes clandestins avec l’obligation de rentrer avec le triple d’argent. Certains doivent jusqu’à 9000 euros aux mafieux parce qu’ils n’y arrivent pas. Ils sont sous leur coupe, sans chance de s’en sortir.»
Le démantèlement du réseau et l’éclatement du «village de Barbulesti» ont-ils une incidence sur le nombre de mendiants à Genève? Patrick Pulh, porte-parole de la police cantonale, estime à une centaine le nombre de Roms dans les rues de Genève, soit un peu moins que l’an passé «grâce à une politique de répression qui montre ses effets».
L’officier dément que des organisations mafieuses du même type que celle qui a exploité les Roms de Gaillard soient actives dans le canton. «Les Roms de Genève viennent d’autres villages, d’autres régions. Ils forment une communauté de clans familiaux, qui semblent échapper au contrôle de mafieux», relève-t-il.
Retour à la place du Marché. Un couple passe, une voiture immatriculée dans la Haute-Garonne stationne. «Des Roms. Je les ai déjà vus», dit Raphaël Georlette, le poissonnier. Des motards de la police municipale les contrôlent. Le commissaire a ordonné la poursuite de la surveillance afin que le réseau ne se reconstitue pas. Toutes les voitures épaves ont été dégagées et les caves ont été nettoyées. Le couple, assis sur un trottoir tout près de la douane, dit que la police a saisi leurs pièces d’identité. «Nous sommes des pauvres, raconte l’homme, pas un réseau, on n’a pas de chef, seulement nous deux et nos trois enfants à Barbulesti.» La tête entre les mains, il se met à pleurer.
Pour que le réseau
ne se reconstitue pas,
les voitures épaves ont été dégagées, les caves nettoyées