Konstanty Rokicki, consul de Pologne en Suisse au début des années 1940, a sauvé des juifs des camps de la mort nazis en créant des faux passeports. Cet ancien diplomate, mort dans la pauvreté en 1958 en ne laissant presque aucune trace de ses activités, a été enterré dans le cimetière de Friedental à Lucerne. Il serait peut-être resté dans l’oubli si la Pologne n’avait décidé d’en faire un héros national.

Vers fin février, la ville de Lucerne reçoit une requête de Varsovie, qui souhaite retrouver la tombe de Konstanty Rokicki pour lui offrir une cérémonie digne de sa bravoure. Depuis, les autorités polonaises ont fait à plusieurs reprises le déplacement dans le cimetière de Friedental, comme l’a révélé récemment la Luzerner Zeitung.

Tombe oubliée

Seulement voilà, l’emplacement exact de la dernière demeure du Polonais n’est pas connu. Konstanty Rokicki repose dans le secteur des tombes à la ligne, mais deux autres personnes ont été ensevelies au-dessus de lui, les tombes étant renouvelées tous les vingt ans. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une prairie à cet endroit. Il n’existe pas de plan exact du cimetière, juste un numéro de parcelle: 174, secteur 17. Or, on ne compte pas moins de 291 tombes dans ce périmètre de 765 m2.

Prélèvements ADN

Voilà donc deux mois que Lucerne aide la Pologne à retrouver son héros. «C’est comme un puzzle à reconstruire», explique Thomas Scherer, responsable des relations extérieures de la ville. Les enquêteurs improvisés ont fait appel aux images vues du ciel de Swisstopo, aux archives de l’armée, à un historien local, à d’anciens employés du cimetière, mémoires vivantes des lieux. De fil en aiguille, les recherches se sont recentrées sur une parcelle de 5 m2. Ce n’est pas encore suffisant. «Nous devons être certains de l’emplacement exact de la tombe avant d’envisager une exhumation, pour ne pas troubler la paix des morts», souligne Pascal Vincent, responsable du cimetière. En cas de succès, on procédera à mi-mai à des prélèvements d’ADN, pour les comparer à ceux du père de Konstanty Rokicki, enterré en Pologne.

Un personnage central

Pourquoi déployer tant d’énergie à exhumer les restes d’un seul homme? Konstanty Rokicki est le personnage clé d’un chapitre d’histoire sur lequel Varsovie tient à faire toute la lumière. A la suite de la publication, en 2017, d’un article de presse sur le «groupe de Berne», un réseau de diplomates polonais qui s’était activé pour aider des juifs à fuir en Amérique du Sud, les autorités polonaises redécouvrent leurs héros.

Ces activistes ont connu quelques ennuis en Suisse. Une notice diplomatique datée du 29 septembre 1943 évoque une enquête et des sanctions à l’encontre d’officiels polonais impliqués. Dans un autre document de la même année, le chef de la police fédérale, Heinrich Rothmund, constate que ces faux papiers permettent à leurs détenteurs d’éviter les «camps d’extermination». Il dit «comprendre» que l’on puisse «tout tenter pour arracher les victimes des griffes de la Gestapo. Mais cela ne doit pas se passer sur le sol suisse.»

Instrumentalisation du passé

Jakub Kumoch, ambassadeur de Pologne à Berne, a consulté ces documents. «Konstanty Rokicki était au cœur de ce réseau, c’était un grand héros du sauvetage des juifs pendant la Shoah. Il a produit au moins un millier de passeports paraguayens pour 2200 personnes et il a contribué à la production de milliers d’autres documents latino-américains», explique avec entrain le diplomate. L’ambassade n’a pas l’intention de rapatrier les ossements en Pologne, mais veut célébrer une cérémonie officielle à Lucerne, à laquelle elle espère pouvoir convier des survivants de l’Holocauste. «Rokicki a choisi de vivre en Suisse jusqu’à sa mort, c’est là qu’il devrait rester enterré, mais dans des conditions dignes», dit Jakub Kumoch.

Lucerne, lieu de glorification de l’histoire politique polonaise? Difficile de ne pas voir dans cette opération un lien avec les tentatives récentes d’exonérer les autorités de Varsovie de toute responsabilité dans le génocide juif. Depuis le début de l’année, la Pologne se trouve sous le feu de la critique internationale pour sa «loi sur la Shoah». Introduits au début de l’année, des amendements à la loi sur l’Institut national de mémoire permettent de poursuivre ceux qui attribuent à «la nation polonaise ou à la République de Pologne» la responsabilité des crimes nazis commis par le Troisième Reich. Le texte interdit aussi l’expression «camps polonais de la mort» pour désigner les lieux d’extermination établis par les nazis sur sol polonais. Au même moment, les célébrations d’actes de bravoure durant la Seconde Guerre mondiale se multiplient.

Inquiétude des historiens

Ces initiatives suscitent une grande inquiétude parmi les historiens. «Les autorités polonaises défendent une vision unilatérale de l’histoire qui ne comprend que des héros, souligne Charles Heimberg, didacticien de l’histoire. Elles instrumentalisent le passé à des fins politiques et mettent sous pression des chercheurs critiques comme Jan Tomasz Gross. Les héros et les Justes polonais ne doivent pas occulter l’antisémitisme dans cette société, notamment les pogroms anti-juifs encore observables en 1946.»

L’ambassadeur Jakub Kumoch réfute tout lien entre la réhabilitation des héros polonais et les efforts réalisés dans son pays pour absoudre les autorités des crimes nazis. Le diplomate estime «légitime», de la part de son Etat, de «se défendre contre des accusations «calomnieuses»: «Attribuer les crimes du Troisième Reich à la Pologne est insultant. Les Polonais étaient d’abord victimes du totalitarisme allemand. Nous ne nions pas qu’il y ait eu des collaborations individuelles avec les occupants, comme il y en a eu dans tous les pays. Mais cela n’a jamais été l’œuvre du gouvernement, qui se trouvait en exil à Londres et continuait la lutte contre l’Allemagne nazie.»


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