Les sentiments s’entrechoquent à Porrentruy, petite ville de 6700 habitants, sans maire depuis le 1er janvier, depuis que l’élection du chrétien-social Thomas Schaffter, le 11 novembre 2012, avec 29 voix d’avance sur le PDC Pierre-Arnauld Fueg, est contestée. Une partie de la population est lasse du mauvais feuilleton lié à la fraude électorale et aux règlements de comptes; une autre est choquée en constatant que près de 300 bulletins ont été «captés» illégalement; une autre encore se dit abasourdie, ou incrédule, d’apprendre que le «rabattage électoral», consistant à aller chercher les bulletins directement chez les électeurs, parfois contre rémunération, est une pratique largement utilisée.

Mardi, la Cour constitutionnelle du Tribunal cantonal jurassien a confirmé le jugement rendu en mars par la juge administrative Carmen Bossart Steulet (LT du 26.03.2013) invalidant le résultat de l’élection, affirmant que «la liberté de vote garantie par la Constitution a été gravement violée et que cette violation a eu une influence décisive sur l’élection de Thomas Schaffter».

La justice ordonne la répétition du second tour de l’élection du maire, ratifiant de fait le premier tour, malgré les soupçons d’irrégularités. Mais, comme personne n’a contesté la validation faite par la juge administrative, les autorités parlementaires et exécutives de la ville sont confirmées dans leurs fonctions.

En octobre prochain, et pour autant qu’il n’y ait pas de recours au Tribunal fédéral, les Bruntrutains devront choisir entre les deux candidats en lice le 11 novembre, Thomas Schaffter, du PCSI, et Pierre-Arnauld Fueg, du PDC.

Pourquoi attendre encore trois mois avant le scrutin? «En raison des vacances d’été et pour respecter les fériés judiciaires», justifie Raphaël Schneider, chef du Service des communes. Pour prévenir de nouvelles fraudes, il invite la municipalité de Porrentruy à insérer dans le matériel de vote un «feuillet» appelant les électeurs à ne pas transmettre leur enveloppe de vote à un tiers ou à la détruire s’ils décident de ne pas voter.

Le jugement de la Cour constitutionnelle s’appuie sur les déclarations de deux individus, sans lien connu avec les partis politiques, qui, spontanément, se sont auto-accusés auprès du journaliste Arnaud Bédat, lui-même en conflit avec Thomas Schaffter concernant la transformation d’une salle de spectacle. Enregistrés à leur insu, ils ont raconté comment ils ont recueilli 150 enveloppes de vote pour l’un et au moins 130 pour l’autre. Bien qu’illicites, ces enregistrements constituent la pierre angulaire de l’affaire.

Devant la justice, les deux «capteurs de suffrages» se sont rétractés, affirmant avoir inventé les histoires racontées à Arnaud Bédat. Les juges estiment que leurs rétractations «ne sont pas crédibles, fantaisistes et contradictoires». Au passage, la justice blanchit le journaliste Arnaud Bédat, que le camp Schaffter accuse d’avoir instrumentalisé ces témoignages.

Dans leurs conversations enregistrées, les «rabatteurs» racontent comment ils ont procédé. L’un explique: «Quand vous allez demander des enveloppes aux gens, il faut leur téléphoner, leur offrir des verres, les gens ne vous donnent pas les enveloppes comme ça.» Plus loin: «Il ne faut pas dire à la personne dont tu sollicites la voix: «Tu me donnes l’enveloppe?» Il faut le faire à l’envers et lui demander: «T’as déjà voté?» Si cette personne répond oui, ça veut dire qu’elle a déjà donné l’enveloppe à quelqu’un d’autre et, si elle dit non, il faut lui proposer de l’aider.»

Rien n’indique, dans le dossier, que les rabatteurs ont volé des enveloppes ou signé la carte de vote à la place de l’électeur. La justice s’est appliquée à démontrer qu’ils ont recueilli des enveloppes contenant une carte de vote et un bulletin que des électeurs ont accepté de leur transmettre. Ils sont par ailleurs poursuivis dans une procédure pénale qui n’est pas aboutie.

La fraude que la justice a mise en lumière a profité à Thomas Schaffter. Mais elle laisse entendre que la pratique du captage a aussi pu être pratiquée par le camp PDC. L’un des accusateurs affirme avoir été sollicité par des membres du PDC pour «fournir des enveloppes» et dit que les communautés albanaise et d’ex-Yougoslavie «ont été sollicitées par les partisans de Pierre-Arnauld Fueg». Le jugement laisse apparaître, sans toutefois amener de preuve, que la captation de suffrages est une pratique courante.

S’estimant victime d’une affaire dont il n’est pas responsable, Thomas Schaffter relève que le «jugement est choquant. Comment croire les propos grotesques de deux personnes qui n’ont rien à voir avec moi et mon parti? Comment croire que deux individus, à leur initiative personnelle, ont pu capter 10% des bulletins, sans que personne parmi les citoyens prétendument trompés ne se soit manifesté?» Et de réfuter fermement l’insinuation de «système organisé de collecte de suffrages». Pourtant, Thomas Schaffter se prépare à ce qu’il considère comme inéluctable: la répétition du scrutin. «J’ai la conscience tranquille et l’âme en paix. Les 1500 électeurs qui m’ont soutenu le 11 novembre n’ont aucune raison de ne plus le faire.»

«La liberté de vote garantie par la Constitution a été gravement violée»