Appliquer la préférence nationale à l’embauche à partir d’un certain seuil migratoire? L’idée fait son grand retour en force dans la Berne fédérale à neuf mois du délai théorique de mise en œuvre de l’initiative «contre l’immigration de masse». La Commission des institutions politiques du Conseil national a donné mandat à l’administration d’éclaircir la notion de préférence nationale, ou indigène. Le modèle étudié par les cantons fait aussi la part belle à ce concept.

Mais c’est le PLR qui a clairement replacé la préférence nationale sur le devant de la scène ce printemps. Il le voit comme instrument phare à combiner avec un mécanisme de clause de sauvegarde. En pratique, dès qu’un certain seuil migratoire défini à l’avance serait atteint dans la Suisse toute entière, ou dans une région, ou dans une branche, les patrons seraient alors tenus d’embaucher en priorité des résidents suisses. L’ancien président du PLR, Philipp Müller, a convaincu ses collègues à Berne de soutenir l’idée. Il permettrait selon l’Argovien d’éviter le pire pour l’économie: les quotas de travailleurs étrangers. «Oui, l’idée est d’éviter les contingents. Et nous avons les structures et les moyens informatiques à disposition pour que la préférence nationale fonctionne sans bureaucratie».

Incompatible avec le droit communautaire

Le respect de la préférence nationale est l’un des objectifs de l’initiative contre «l’immigration de masse» approuvée par le peuple et les cantons le 9 février 2014. Mais dans son projet de mise en œuvre, le Conseil fédéral a rapidement transformé cet impératif en une meilleure utilisation des «potentiels indigènes». Il est ainsi d’autant plus surprenant que l’idée sortie du chapeau du PLR en mars ait rencontré autant d’enthousiasme. Des élus PDC et PS ont dit leur sympathie pour l’instrument. L’UDC estime qu’il doit faire partie de la solution mais ne suffira pas à lui seul à limiter l’immigration de travailleurs étrangers en Suisse.

Membre de la commission des institutions politiques, la conseillère nationale Cesla Amarelle (PS/VD) affiche quant à elle son scepticisme: «Je n’ai rien contre l’idée d’explorer de nouveaux terrains». Mais la Vaudoise souligne que la préférence nationale viole de toute manière l’Accord sur la libre circulation des personnes. Il ne faut pas envisager une entente avec l’UE autour de cet instrument, selon la socialiste qui se dit lasse de «jouer aux somnambules»: «Le Parlement s’occupe beaucoup des finesses de la négociation européenne. Mais l’énergie à mettre politiquement est désormais dans l’employabilité des travailleurs suisses. Nous avons un devoir d’efficacité dans ce domaine, notamment par rapport aux femmes et aux seniors. Si le PLR veut nous emmener dans les eaux de la préférence nationale, c’est justement pour éviter la prise de mesures incitatives.»

L’exemple genevois critiqué, pas sanctionné

«Je ne pense pas qu’il soit possible d’arriver à un consensus avec l’Union européenne sur l’application d’une préférence nationale, affirme aussi la rectrice de l’Université de Fribourg et professeur en droit européen Astrid Epiney. Pas parce que l’UE n’en voudrait pas, mais parce que cette notion s’inscrit en totale contradiction avec l’Accord sur la libre circulation des personnes, qui ancre un principe de non-discrimination pour les ressortissants de l’Union européenne». Philipp Müller veut croire à une fenêtre de tir à Bruxelles autour de la préférence nationale. «Si vous allez parler de contingents à Bruxelles, vous n’avez aucune chance, tandis que notre proposition comporte une mince chance. Notre conseiller fédéral Didier Burkhalter m’a soutenu en ce sens.»

Le canton de Genève, qui applique par directive une préférence cantonale à l’embauche pour son administration, les régies publiques et les entités subventionnées, s’est certes fait critiquer par la Commission européenne. Mais jamais sanctionné. Cela s’explique: «De manière générale, la grande difficulté face à ce type de pratiques, surtout lorsqu’elles ne sont pas ancrées dans une loi, est de prouver qu’il y a eu une discrimination. Et dans le cadre du droit international public, prendre des sanctions n’est pas si facile car cela implique souvent des représailles, plutôt lourdes», affirme Astrid Epiney.

Le conseiller d’Etat genevois MCG Mauro Poggia plaide pour répliquer la pratique de son canton au niveau national, avec une application à l’ensemble de l’économie. Il juge la mesure efficace, d’autant plus qu’elle permet «d’éviter des contingents fixés par des technocrates.» Mais en chiffres? Il cite un bilan sur 2015: sur 835 engagements dans l’administration genevoise, 69% sont passés par l’Office cantonal de l’emploi, qui a un délai de 10 jours avant publication d’une annonce, pour présenter des candidats à l’embauche résidant dans le canton. Dans les organismes subventionnés, 1256 personnes ont été engagées en 2015 via l’Office cantonal de l’emploi, 208 dans les communes. Mauro Poggia sait toutefois que la préférence nationale heurte l’Union européenne. Il estime que la Suisse doit offrir une contrepartie: «Faisons des pays limitrophes des alliés. La suite logique de la préférence nationale, qui dit qu’une entreprise doit pouvoir engager à l’étranger, pour autant qu’elle ne trouve pas de main d’œuvre équivalente en Suisse, c’est que le frontalier licencié doit aussi avoir droit aux indemnités de chômage suisses».


Un terme connoté «Front national»

Est-il indiqué, diplomatiquement, d’avancer avec le concept de préférence nationale dans les discussions avec l’UE? Si le terme en allemand ou anglais semble plutôt neutre, il est en français très connoté «Front national». La préférence nationale fait partie du programme du parti de Marine Le Pen de longue date. En France, cette expression est bannie du discours de nombreuses élites politiques. Elle sera d’autant plus sensible l’année prochaine, marquée par l’élection présidentielle. Du coup, est-il bien opportun que la Suisse fasse de la préférence nationale un terrain clé de négociation? «Je ne pense pas que dans le contexte actuel, ce soit une bonne idée de trop recourir à ce terme, en contradiction avec la libre circulation des personnes, et qui fait appel à des sentiments plutôt connotés en France. Je peux comprendre ce qu’il y a derrière cette approche, mais elle ne me semble pas opportune», répond Astrid Epiney, rectrice de l’Université de Fribourg. Cesla Amarelle (PS/VD) abonde: «On ne devrait pas utiliser ce terme à mon avis».