Sabine Bourgeois Bach se tient au centre de l’étable et regarde avec tendresse son troupeau de 160 vaches laitières. Ici, entre le Jorat et la Broye, dans le canton de Vaud, on produit du lait pour le gruyère AOP. Surnommée «Sabine a dit» dans la région, elle parle innovation, efficience, calcul des coûts et prix du lait. «Notre métier est l’un des seuls qui ne rédigent pas de facture. On sait combien on est payé après avoir vendu notre production. C’est une habitude qui remonte vraisemblablement à l’époque du servage.»

L’éleveuse-entrepreneuse de 54 ans n’hésite pas à comparer la situation des producteurs de lait à celle des serfs face à leur seigneur. Le servage n’a disparu dans la région qu’au cours du XVIIe siècle. Les serfs appartenaient au seigneur par leur travail et les impôts dont ils devaient s’acquitter. «Aujourd’hui encore, on reçoit ce que l’on veut bien nous donner, poursuit Sabine Bourgeois Bach. C’est une erreur fondamentale.» En ce début de XXIe siècle, la question du prix du lait et de la complexité de son calcul est une question de survie pour les fermes laitières, qui continuent à disparaître chaque année. De fait, comme on va le voir, le prix du lait est fixé non pas en fonction des coûts de production, mais de l’usage qui en est fait, décision sur laquelle l’éleveur n’a aucune prise.

Début avril, les serveurs des Laiteries Réunies de Genève ont été piratés et certaines données ont été diffusées sur le darknet. Heidi.news, rejoint par Le Temps, a choisi d’en révéler une infime partie en raison de l’intérêt public que ces données revêtent; elles lèvent une partie du voile sur les marges des grands distributeurs, comme Migros et Coop. Et mettent en évidence le déséquilibre entre ces marges, les plus élevées d’Europe, et la situation précaire des producteurs de lait, qui se retrouvent à produire à perte. Pour Sophie Michaud Gigon, secrétaire générale de la Fédération romande des consommateurs, «les consommateurs veulent une rémunération juste des agriculteurs, qui produisent des biens aussi essentiels que les biens alimentaires.»

Sabine Bourgeois Bach pousse un tas de foin vers l’une de ses bêtes, qui s’empresse de le dévorer: «Elle, c’est une coquine.» De grands ventilateurs apportent un peu d’air à l’intérieur alors que les champs autour de la ferme sont écrasés par le soleil de l’après-midi. «Les vaches devraient être dans les pâturages, mais on est obligé de les garder au frais. Chaque année, c’est pire. On va devoir investir dans une climatisation pour l’étable.» Un investissement de plus à prévoir pour l’éleveuse.

Les producteurs travaillent à perte

Sabine Bourgeois Bach fait partie d’European Dairy Farmers (EDF), un club international qui favorise l’échange d’expériences et de connaissances entre les producteurs laitiers. A ce titre, elle sait précisément quels sont ses coûts de production. En 2021, un litre de lait à la ferme du Naz coûtait 106,5 centimes à produire.

Sans surprise, les postes les plus coûteux sont les charges salariales et les frais généraux, dont l’alimentation des animaux. Or le prix payé au producteur pour un litre de lait destiné à la production de gruyère AOP s’élevait en avril à 84,05 centimes, ce qui inflige à notre agricultrice un déficit de 21%. Et encore, il s’agit du lait le mieux payé en Suisse, beaucoup de producteurs ne touchent pas plus de 65 centimes. «Ces chiffres paraissent aberrants, dénonce l’agricultrice. Et pourtant, nous avons des coûts bas, car nous avons optimisé notre structure. La plupart de nos collègues de la Gruyère sont à 120 centimes le litre.»

Berthe Darras, spécialiste du lait chez Uniterre, a publié, en 2020, un rapport détaillé sur le marché laitier. Comment les paysans parviennent-ils à s’en sortir? «La différence entre les coûts de production et le prix du lait est comblée par les paiements directs, les activités annexes, le travail de la famille, les semaines de 80 heures et les emplois annexes du ou de la conjointe.»

Selon le rapport, les paiements directs, qui sont des subventions fédérales, représentent en moyenne 23 à 44% du revenu des fermes laitières.

Notre éditorial: Lorsque nos impôts financent les marges de Coop et Migros

Jean-Bernard Chevalley, producteur et élu UDC à Puidoux, vend son lait de vache à Mooh, le plus important acheteur de lait du pays. Il touche 70 centimes par litre. S’il s’en sort, c’est grâce aux paiements directs et surtout en transformant lui-même son lait de brebis en fromage, yogourts et glaces.

Mark Froelicher, directeur d’eXMAR, une société qui aide les PME à commercialiser leurs produits et spécialiste du milieu laitier: «C’est un scandale que les agriculteurs qui travaillent sans relâche soient aussi peu payés. Un litre de lait peut coûter moins cher qu’un litre de Coca-Cola! Sans les subventions, beaucoup de producteurs disparaîtraient et la production suisse ne suffirait plus.»

Du lait équitable?

A six kilomètres de la ferme du Naz, en terres fribourgeoises, se trouve un des pionniers du lait équitable. Claude Demierre, 62 ans, affiche fièrement à l’entrée de sa ferme un panneau pour le lait à un franc. Il termine le travail de la matinée dans sa petite étable. Ses 46 vaches sont bien installées à l’ombre. «Je me lève à 4h45 tous les jours depuis 1978. Je travaille en moyenne 70 à 80 heures par semaine, avec des pics à 100 heures. Si on comptait nos heures de travail, les coûts doubleraient.»

Seule 10% de sa production est vendue comme lait équitable. Si bien qu’au mois d’avril 2022 il a touché en moyenne 60 centimes par litre.

«Ce n’est pas la durée du travail qui est importante, mais la rémunération qui est totalement insuffisante. Ce qui est donné pour des prestations accessoires sert en vérité à faire survivre l’exploitation principale. Ce système est un cercle vicieux qui mène l’agriculteur à sa perte.»

Les paiements directs lui apportent un complément, qu’il juge insatisfaisant. Car les subventions fédérales, issues des impôts payés par les contribuables suisses, rémunèrent des services d’intérêt général fournis par les agriculteurs (entretien du paysage, protection de l’environnement, etc.); elles ne sont pas liées à la production.

«Après trente ans de paiements directs, on peut dire que l’on vend toujours nos produits en dessous des coûts de production. Nous sommes les jardiniers du pays à 5 francs de l’heure et en plus, aucune reconnaissance pour tous les efforts que nous faisons pour l’environnement et la protection des animaux.»

Tous les agriculteurs interrogés se rejoignent sur ce point. Ils refusent de dépendre de l’argent public pour faire tourner leur exploitation et veulent recevoir un prix qui couvre leurs frais de production. Pour eux, le nœud du problème, ce sont les distributeurs.

«Ce n’est jamais la grande distribution qui rogne ses marges, explique Jean-Bernard Chevalley. In fine, le coût est reporté sur les autres acteurs de la chaîne: consommateur, producteur et transformateur.»

Une augmentation pour du beurre

Cette année 2022 a été marquée par une hausse exceptionnelle du prix d’achat en raison de l’inflation. Pour le lait de centrale (dit aussi lait industriel), les producteurs reçoivent 5 centimes de plus par litre depuis mi-avril, alors que les augmentations des années précédentes ne dépassaient pas 2 centimes. En contrepartie, les prix sont bloqués jusqu’à la fin de l’année.

Dans le même temps, les coûts du diesel, des engrais ou du fourrage ont explosé. Résultat: les producteurs toucheront moins que l’an passé. Sabine Bourgeois Bach, à Carrouge, est écœurée: «Cette augmentation ne couvre pas la hausse des coûts, qui va s’accélérer d’ici à la fin de l’année.»

C’est l’Interprofession du lait (IP Lait), une plateforme réunissant producteurs, transformateurs, industriels et distributeurs, qui fixe le prix, à la majorité des trois quarts du comité. Il s’agit d’un prix indicatif pour livraison à l’usine. Les acheteurs peuvent ainsi déduire des frais de transport s’ils viennent le chercher à la ferme. Ce qui est souvent le cas pour les petites exploitations. Par ailleurs, des malus et parfois des bonus peuvent être appliqués selon le taux de graisse et de protéines ou si la planification de la production n’est pas respectée.

Il existe trois catégories de lait: le lait de centrale ou lait industriel, le lait spécifique pour les fromages à haute valeur ajoutée (AOP gruyère, vacherin, etc.), et enfin le lait d’alpage qui sort de ce circuit, car il est généralement transformé directement à la ferme.

Migros a quitté IP Lait en 2017. Il se fournit en lait par sa filiale de transformation Elsa. L’enseigne précise qu’elle paie le lait des prés (utilisé pour le lait à boire) au-dessus du prix indicatif de l’interprofession, soit 80,5 centimes par kilo. Les agriculteurs interrogés reconnaissent l’effort de l’enseigne quand ils traitent directement avec les producteurs, mais précisent que les contrats avec le géant orange comprennent plus de contraintes que ceux des autres acteurs. Ils soulignent aussi les pressions sur les prix que les grands distributeurs imposent aux transformateurs et qui, in fine, se reportent sur les producteurs.

Plusieurs prix pour un même lait

Pour complexifier la chose, le lait de centrale est acheté à trois prix différents (A, B et C), non pas en fonction de sa qualité, car c’est un lait «standard», mais de l’usage qui en sera fait, et sur lequel le paysan n’a aucune influence. Dans son volumineux rapport sur le marché du lait, Uniterre a calculé qu’un «producteur de lait d’industrie touche moins de 5% du prix de vente d’une boisson lactée».

De ce fait, le lait d’un même producteur sera divisé entre les catégories A et B, selon les besoins de l’industrie. Cette répartition varie d’un mois à l’autre et l’agriculteur ne découvre son revenu qu’à la réception du paiement, le mois suivant. Commentaire de Jean-Bernard Chevalley: «Dès que l’on fixe un prix en fonction des possibilités de revente plutôt que des coûts de production, il y a une perte pour le producteur.»

En Suisse, le prix garanti du lait a été abrogé en 1999 et s’est effondré. De plus d’un franc par litre, il a plongé à moins de 50 centimes avant de remonter, pour la catégorie A, à 75 centimes aujourd’hui. Sabine Bourgeois Bach: «Si on avait suivi l’indexation des prix depuis les années 1990, le litre devrait être à 147 centimes. Quasiment le double du prix actuel.»

Berthe Darras critique aussi le système actuel: «La loi de l’offre et de la demande ne fonctionne pas pour le lait. Quand les prix étaient fixés par l’Etat, les agriculteurs arrivaient à faire vivre leur famille sans qu’un revenu complémentaire soit nécessaire.»

Une crise du lait en vue?

Les perspectives ne sont pas réjouissantes. Les coûts de production vont continuer d’augmenter et les producteurs qui jettent l’éponge sont de plus en plus nombreux. De fait, la production n’a pas augmenté proportionnellement à la population. Pour Claude Demierre, des pénuries de produits laitiers, comme celle de beurre l’an passé, ne sont plus inenvisageables: «Tant que les gens peuvent remplir leur caddie, ils ne se posent pas de questions. Mais ça pourrait ne pas durer.»