Le Temps: Vous êtes l’un des rares à croire qu’une reprise des négociations entre la Suisse et l’Union européenne est possible rapidement. Et qu’après sa décision de rejeter le projet rejet d'accord-cadre avec l’UE, le 26 mai dernier, le Conseil fédéral s’est vu proposer de nouvelles pistes de négociation.
Nicolas Levrat: Il faut bien comprendre que le temps actuellement perdu va finir par coûter cher à la Suisse. Il est faux de dire que l’on peut attendre et que tout se réglera tranquillement par une reprise, plus ou moins amendée, des accords bilatéraux sectoriels. Cette exception helvétique, longtemps tolérée par l’Union européenne, Bruxelles veut y mettre fin dans sa version actuelle. Je crois possible de relancer la négociation bilatérale si l’on tient compte de la demande de l’UE: à savoir un accord institutionnel qui accompagnerait des accords sectoriels nouveaux, ou réactualisés. J’estime en effet qu’un nouveau paquet bilatéral est possible dans ces conditions. Bruxelles ne dit d’ailleurs pas autre chose. Lors du séminaire Suisse-UE organisé ce vendredi par le Graduate Institute et Foraus, un ancien négociateur communautaire l’a répété: la Commission, qui négocie au nom des Etats membres, attend une offre suisse. Nos interlocuteurs européens ont été les premiers surpris, en mai, non par le rejet unilatéral du projet d’accord-cadre, mais par l’absence de contre-proposition de négociation. Et je suis convaincu qu’ils sont prêts à travailler sur de nouvelles hypothèses. Dans le cas contraire, en revanche, ceux qui espèrent les voir nous ouvrir les bras sans conditions seront déçus. Les tensions sont trop fortes aujourd’hui, à l’intérieur de l’UE, à propos des questions relatives au droit communautaire pour que la Commission ne se montre pas extrêmement ferme avec la Confédération. Trop d’Etats membres veulent appliquer le droit de l’Union à la carte. Pour l’UE, un traitement trop préférentiel de la Suisse, qui n’est pas membre, est tout simplement exclu.
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Revenons sur vos propositions. Un plan B existe, dites-vous, et il repose en partie sur la présentation d’un nouveau paquet bilatéral…
Il faut d’abord cesser de parler d’accord-cadre. Cette formule est morte, et le terme, à lui seul, est devenu politiquement invendable. Parlons d’un dispositif institutionnel destiné à accompagner les accords bilatéraux sectoriels, dans lequel les deux parties s’entendront sur les modalités d’évolution des accords et sur un mécanisme de règlement des différends, afin d’en garantir la sécurité juridique. Je pense en effet que les trois points soulevés par le Conseil fédéral pour justifier l’abandon du projet d’accord-cadre – la notion de citoyenneté européenne, les mesures d’accompagnement (avec le risque dénoncé par les syndicats suisses d’un affaiblissement de la protection des salaires) et les aides d’Etat – peuvent trouver des solutions si Berne et Bruxelles trouvent un terrain d’entente sur les questions institutionnelles. Or ce terrain existe! Il suffit que le futur mécanisme d’arbitrage cesse, contrairement au projet d’accord-cadre de 2018, de considérer la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) comme l’ultime recours, en lui permettant d’interpréter le droit communautaire dans le cas d’un litige avec la Suisse. Et c’est possible. Une clause de l’accord commercial CETA avec le Canada prévoit que les arbitres doivent considérer le droit européen comme un «fait», sans avoir à solliciter l’avis des juges de Luxembourg en dernier ressort. En clair: la juridiction de la CJUE doit s’arrêter à la frontière suisse. Je n’entre pas trop dans le détail, mais c’est essentiel. L’inquiétude suisse était objectivement compréhensible. La CJUE est la juridiction de l’une des parties à l’accord (l’UE) pas un arbitre neutre. Si on recadre le rôle de la CJUE, nous pouvons faire disparaître le «mythe» fatal des juges étrangers. Le Tribunal arbitral créé pour superviser les accords bilatéraux arbitrerait seul en cas de désaccord sur l’interprétation du droit contenu dans un accord bilatéral, fût-il du droit européen.
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Pourquoi cette demande récurrente de la Suisse serait-elle entendue aujourd’hui, après avoir été ignorée hier par Bruxelles?
Parce que le contexte a changé et que l’Union européenne l’a bien compris. L’UE a abandonné, je crois, l’idée d’un modèle générique (tel l’Espace économique européen) applicable à l’ensemble de ses partenaires. Il y a de la marge pour proroger l’exception suisse, à condition que la stabilité juridique des accords soit garantie. Je le répète: contrairement à ce que l’on pense, la Cour de justice de l’UE ne souhaite pas interpréter le droit européen en dehors des frontières de l’Union. C’est pour elle le fondement de l’autonomie du droit de l’UE qu’elle tient à préserver plus que tout. Elle reconnaît qu’une règle de droit appliquée dans l’UE n’a pas la même signification qu’en dehors de l’Union. Voilà pourquoi je pense que la fenêtre reste ouverte pour des négociations sur un paquet bilatéral qui pourrait inclure un nouvel accord sur la recherche, indispensable pour que les universités et les entreprises suisses puissent continuer à participer au programme Horizon Europe, ainsi qu’un accord sur l’électricité qui nous permette d’intégrer le marché européen de l’énergie. L’Union peut vivre avec la voie bilatérale ainsi renouvelée. C’est nouveau.
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Vous êtes juriste. Vous oubliez la politique et ceux qui, y compris au sein du Conseil fédéral, affirment que la Suisse peut attendre, que le temps ne presse pas…
Et bien nous en reparlerons bientôt, lorsque l’actuel édifice bilatéral commencera à vaciller. Car il faut arrêter de rêver: la réactualisation des accords bilatéraux existants, ne serait-ce que pour intégrer les nouvelles normes européennes, est indispensable. Plus on attend, plus nous serons exclus, et plus nous paierons cher notre non-participation au marché communautaire. On ne peut pas oublier le fait que la Suisse pèse, du point de vue commercial, 8 millions d’habitants contre 450 millions environ pour l’UE. Vous parlez d’un mécanisme institutionnel. Mais il y a une crainte côté suisse: la clause guillotine du premier paquet d’accords bilatéraux qui peut menacer l’ensemble de l’édifice. Cela aussi, c’est négociable?
La clause guillotine est comme la dissuasion nucléaire: elle est faite pour ne pas s’en servir. L’Union européenne ne peut pas remettre en cause le premier paquet d’accords bilatéraux qui inclut celui sur les transports terrestres. La Suisse est la voie directe entre l’Allemagne et l’Italie, deux des principales puissances commerciales européennes. Soyons réalistes: proposons aux Européens, à l’image de ce qu’ils ont conclu avec le Royaume-Uni, un comité politique de haut niveau qui, tous les ans ou tous les deux ans, se réunisse et statue sur l’état des accords bilatéraux. Ouvrons cette discussion. Sans proposition de la part de la Suisse, il n’y aura jamais de plan B. Le Conseil fédéral sait que des alternatives à l’accord-cadre existent. Il a donc les moyens de reprendre l’initiative.
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Information du vendredi 17 décembre: le rapport du professeur Nicolas Levrat est finalement consultable en ligne ici sur le site de l'administration fédérale.