Les promesses climatiques de l’aviation privée, de la sculpture sur nuage?
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AbonnéL’intrusion de militants climatiques lors du Salon de l’aviation privée à Genève (Ebace) met en lumière l’empreinte carbone du secteur. L’industrie promet l’arrivée imminente de carburants dits «durables», mais les experts du climat estiment que la technologie arrivera trop tard. Les organisateurs d’Ebace répondent aux critiques

En soi, c’est une aiguille dans une botte de foin. Mais une aiguille particulièrement piquante. L’aviation d’affaires est responsable de 2 à 4% des émissions de CO2 du secteur aérien, qui lui-même est responsable de 2 à 3% des émissions mondiales (27% des émissions suisses). Cependant, ramené par passager, un voyage en jet privé pollue 4 à 14 fois plus qu’un voyage en avion de ligne, et 50 fois plus qu’un trajet de train, selon une étude de l’association européenne Transport et Environnement, tandis que le nombre d’avions privés et d’affaires a plus que doublé depuis vingt ans.
Voilà ce qui a poussé mardi dernier une centaine d’activistes écologistes à perturber Ebace, le plus grand salon européen de l’aviation privée, provoquant une interruption du trafic aérien pendant une heure, avant d’être interpellés puis condamnés à des sanctions pécuniaires. Invoquant la «justice climatique», les militants réclament la fin de l’aviation privée, malgré l’engagement de l’EBAA, la faîtière de l’aviation privée en Europe, à réduire de 50% ses émissions d’ici 2050, par rapport aux niveaux de 2005. Mais que valent ces promesses?
Lire le reportage: A Genève, le trafic aérien a été interrompu par des activistes qui ont perturbé le salon de l’aviation privée
Des carburants «durables» controversés
Pour parvenir à opérer son virage écologique, le secteur de l’aviation privée mise sur les SAF (sustainable aviation fuels), soit les carburants dits «durables». Fabriqués à partir d’huiles usagées ou de plantes, ils permettent de réduire de 30 à 80% les émissions de gaz à effet de serre. Mais actuellement, ceux-ci ne représentent que 0,05% du carburant utilisé et selon l’Agence internationale de l’énergie, ce chiffre n’atteindra que 19% en 2040.
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L’enjeu est donc avant tout temporel, alors que selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), le monde doit réduire ses émissions de 7,6% par an au cours de la prochaine décennie pour avoir une chance d’atteindre l’objectif de 1,5 °C. «Or, les SAF ne seront pas disponibles en grande quantité avant 15-20 ans, ce qui est beaucoup trop tard. Dès lors, deux choix s’offrent à nous: soit on laisse l’aviation faire ce qu’elle veut, mais dans ce cas, il faudra des efforts de réduction supplémentaires dans les autres secteurs, soit on estime qu’elle doit aussi jouer le jeu», pose Yves Chatton, spécialiste du domaine aérien de l’Association transports et environnement (ATE), qui s’interroge: «Comment demander à des gens de réduire leurs émissions quotidiennes quand une infime minorité de la population utilise des jets privés qui émettent autant en quelques heures qu’un individu moyen en un an?».
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André Borschberg, pilote de Solar Impulse et fondateur de H55, une entreprise sédunoise développant des solutions propres pour l’aviation, se montre également sceptique à propos des carburants dits «durables»: «Les SAF nécessitent de grandes quantités d’énergie et de vastes étendues de terres pour être produites. Ils constituent donc une solution éphémère, coûteuse et insuffisante». Pour le pilote, il n’y aura «pas de solution miracle», mais la propulsion électrique constitue «un début de réponse». Son entreprise commercialisera d’ici fin 2024 des motorisations et batteries électriques destinées dans un premier temps à des avions de formation d’une capacité de deux à trois personnes.
L’aviation privée y croit
Confrontés aux arguments des militants et des experts du climat, les organisateurs du Salon de l’aviation privée réaffirment leur foi dans les SAF. «Aujourd’hui, la disponibilité, la production et l’offre de SAF n’ont jamais été aussi importantes, et ils alimentent chaque jour davantage de vols, y compris les vols commerciaux. Nous continuons à développer la production de SAF, qui a triplé l’année dernière et devrait augmenter de plus de 400% d’ici à 2025», expliquent par écrit au Temps Ed Bolen et Juergen Wiese, les responsables d’EBAA et NBAA, les faîtières européenne et américaine de l’aviation privée qui coorganisent Ebace. Interrogés sur le manque de disponibilité à court et moyen terme de ce type de carburant pour atteindre les objectifs du secteur, ils n’ont pas répondu directement à cette question.
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Les deux représentants de l’aviation privée revendiquent une «baisse de 40% des émissions de CO2 depuis les quarante dernières années, malgré la croissance de l’industrie». Pourtant, les données du GIEC, de l’Organisation de l’aviation civile internationale et de l’Agence internationale de l’énergie indiquent plutôt un doublement des émissions du secteur depuis les années 1990. Comment expliquer cette différence? Interrogés sur ce point précis, les organisateurs préfèrent mettre en avant que «de nombreux vols opérés par des avions d’affaires sont utilisés pour des missions humanitaires».
Au-delà des SAF, ils réitèrent leur confiance dans l’avenir: «Nous mettons en œuvre énergiquement notre plan climatique et, comme discuté lors du salon Ebace à Genève cette semaine, nous aurons bientôt des vols propulsés à l’électricité et à l’hydrogène qui ne produiront pas d’émissions». Encore balbutiantes, ces motorisations pourraient effectivement être implémentées dans des jets privés dans un premier temps, avant de l'être, de façon encore plus hypothétique, dans des avions de ligne.
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«Besoin d’actions perturbatrices»
D’ici là, faut-il interdire l’aviation privée en Suisse, comme le fera l’aéroport d’Amsterdam dès 2025, sachant que les trois destinations les plus populaires au départ de Cointrin sont Zurich, Paris et Nice, trois villes facilement atteignables en train? Le directeur de Genève Aéroport André Schneider ne le pense pas. «D’abord, il faudra clarifier ce qui est facilement atteignable par train, pour Nice il faut actuellement compter autour de sept heures de voyage», rétorque-t-il, tout en nuançant: «Il est évident qu’il faut réduire l’impact environnemental de tous les composants de l’aviation, et il va falloir s’accommoder d’une pesée entre les critères de confort et les critères environnementaux». Il balaie les accusations de greenwashing en invoquant le tout récent accord trouvé par l’UE pour définir une feuille de route chiffrée quant à l’implémentation des SAF, qui selon lui «sera aussi appliquée en Suisse».
André Borschberg abonde dans son sens: «A mon avis, les interdictions ne sont jamais très bonnes, il s’agit plutôt de stimuler l’invention de solutions pour l’aviation propre, en sachant que le développement des avions prend du temps». Le pilote passionné et ardent défenseur de l’aviation privée reconnaît pourtant les mérites de l’action de mardi dernier: «Je suis contre les actions perturbatrices, mais j’ai malheureusement l’impression qu’on en a besoin de temps en temps pour que tous les acteurs, politiques comme industriels, prennent conscience qu’il faut faire quelque chose. On a vu que la mobilisation des jeunes pour le climat a participé à changer les programmes des partis, notamment à droite».
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