La neige recouvre les marécages des Mosses. Le manteau immaculé étouffe quelque peu la querelle dont l’enjeu est la protection des zones humides du col entre Aigle et Chateau-d’Œx. Une ultime version chahutée du plan de sauvegarde a marqué ces dernières semaines le destin tourmenté du dossier. Le feuilleton risque de s’achever au Tribunal fédéral.
Hasard du calendrier, le 6 décembre, les amis de la nature vont célébrer le 25e anniversaire de l’initiative dite de «Rothenthurm», village schwyzois où se déploie le plus grand marais de Suisse. L’article constitutionnel accepté en 1987 commande de protéger «les sites marécageux d’une beauté particulière et présentant un intérêt national». Pro Natura profite de l’occasion pour dénoncer les «illégalités qui perdurent».
Aux Mosses, la controverse dure depuis vingt ans et paralyse le plateau des Préalpes vaudoises. La Confédération, le canton, la commune, les résidents, les remontés mécaniques et les associations environnementales se bagarrent autour d’un plan d’affectation à la numérotation anonyme: PAC 292A. Ce règlement définit ce que l’on peut développer, entretenir voire cultiver au cœur d’un paysage très étendu devenu intouchable ou presque. Dans la station de ski, où la totalité des installations tournent à l’intérieur de la zone protégée et toujours meurtrie par la fermeture en 1987 de sa piste reine du Pic Chaussy, la question remue les tripes et les esprits. D’un côté, on estime avoir fait beaucoup de concessions aux défenseurs des «grenouilles». De l’autre, on déplore l’attitude «butée» des indigènes. Nature et tourisme se font la guerre alors qu’ils sont condamnés à cohabiter.
Une deuxième mouture du PAC a été mise en consultation en juin dernier. Acculé par le WWF, le canton avait annulé une première version. La nouvelle promettait l’apaisement. Des compléments, voulus par l’Office fédéral de l’environnement, durcissant le texte d’origine, ont cependant ravivé la dispute. Les oppositions ont fusé: près de 100. La tentative de raisonner les adversaires au début du mois de novembre n’a pas contenté les belligérants.
Les propriétaires des bâtiments concernés vitupèrent l’interdiction de reconstruire leurs biens en cas de sinistre. Une association a vu le jour. Martin Ott, instigateur du regroupement, note que «certains chalets du XVIIe méritent à leur tour d’être sauvegardés». De son côté, la commune déplore les entraves à l’essor touristique. «Nous sommes d’accord de protéger les marais, concède Annie Oguey, mais les gens ont le droit de vivre, s’exclame aussitôt la syndique de la commune d’Ormont-Dessous qui englobe le col. Ils étaient là avant Rothenthurm.»
Les gérants des remontées mécaniques ainsi que du camping installé sur le domaine se plaignent, eux, de la suppression d’une route d’accès aux caravanes contre des canons à neige. «Il est inacceptable d’opposer deux activités économiques», gronde Jean-Marc Udriot, directeur de Télé Leysin-Les Mosses-La Lécherette. Charles Monod, responsable du camping, renchérit: «Le chemin date de 1963, il est indispensable aux 150 clients. L’alternative proposée est plus longue et empiète sur des parcelles privées.» L’obligation de respecter une certaine épaisseur d’enneigement avant de damer les pistes est perçue comme une «chicane de trop». Fâchés, les députés du district ont interpellé le Conseil d’Etat.
En face, le WWF et Pro Natura fustigent les dérogations au cadre légal, à l’image de l’enneigement artificiel aux endroits les plus sensibles ou des parkings et des hangars illicites. «L’Etat, sous la pression des autorités locales, ne défend pas assez fortement les marais», prétend Michel Bongard. Le secrétaire général de Pro Natura Vaud nuance ensuite: «Les vieux chalets ne défigurent pas forcément le site. Nous ne sommes pas contre l’existant ni hostiles à son exploitation. En revanche, il faut respecter des conditions strictes.» Serge Ansermet, du WWF, ange gardien des tourbières des Mosses, condamne le ski de piste. «Ici, cette activité n’a plus de raison d’être.» Il est temps de renforcer le tourisme doux: randonnée, raquette, ski de fond. «Les marécages, pas très connus, doivent être valorisés.»
La suggestion indispose les autochtones. «Sans ski alpin, c’est la mort des Mosses», tranche Jean-Marc Udriot. «On veut nous transformer en réserve d’Indiens, réplique Charles Monod. Il faudrait écouter les gens sur place au lieu de les diaboliser.»
La cacophonie est à son comble. Les fronts se radicalisent. Pour l’heure, l’administration cantonale, pas moins de trois services issus de trois départements différents avec des sensibilités diverses face aux arguments des uns et des autres, prépare ses réponses aux opposants d’ici à mars 2013.
Cependant, «la marge de manœuvre est très étroite», indique-t-on à l’Etat de Vaud. La loi c’est la loi. «Les pesées d’intérêts ont déjà été faites à Berne», explique Michel Bongard. En gros, il n’y a plus rien à négocier. L’arbitrage des tribunaux paraît inévitable. «Je l’espère presque», admet la conseillère d’Etat Jacqueline de Quattro, responsable de l’Environnement, afin d’arrêter le feuilleton et de créer une jurisprudence.
Les péripéties des marais croisent fatalement les réflexions sur l’avenir des Alpes vaudoises confrontées au recul de l’enneigement. D’une vision à l’autre, les montagnes attendent toujours le dessein final du Conseil d’Etat, très réservé sur le sujet. La Cour des comptes, entre-temps, a critiqué le «tout au ski» en perte de vitesse et les canons à neige. Dans ce contexte, l’altitude des Mosses, 1400 à 1700 mètres, freine les enthousiasmes. On prévoit surtout de rénover l’existant et de recourir à l’enneigement artificiel. Des nouvelles pistes aux Monts-Chevreuils, rattachés au domaine de Chateau-d’Œx et reliés aux Mosses par un bus, sont aussi envisagées, mais contestées par les écologistes.
Le succès de l’initiative de Franz Weber contre l’explosion des résidences secondaires a plombé encore davantage l’atmosphère hivernale. La commune dépasse le taux imparti de 20%. L’édification de nouvelles habitations pour vacanciers et touristes est compromise. Les lendemains du col des Mosses s’annoncent aussi acides que les hauts-marais sous la neige.
La Cour des comptes, entre-temps, a critiqué le «tout au ski» en perte de vitesse