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Très proche du patriarcat de Moscou, l'homme d'affaires Vitali Kirillov est accusé de blanchiment. Dans les années 1990, il a brassé des milliards de dollars en exportant du pétroleLe manque de coopération des autorités russes dans cette affaire met l'enquête en péril. La famille de l'ancien président Boris Eltsine serait une nouvelle fois impliquée
L'heure de vérité approche dans l'enquête que mène depuis près de deux ans la justice genevoise à l'encontre de l'oligarque déchu Vitali Kirillov. A la rentrée, soit probablement au mois de septembre, la Chambre d'accusation du canton devra évaluer la solidité du dossier constitué contre lui par le juge d'instruction Daniel Devaud. Elle devra alors recommander l'inculpation de Vitali Kirilov et de plusieurs coaccusés, ou la levée des mesures conservatoires ordonnées à l'encontre du Russe, notamment le blocage de comptes suisses qui contiendraient plusieurs millions de francs.
Cet ancien roi de l'exportation de pétrole russe, qui réside toujours dans un quartier chic de Genève, nie toute malversation. Il a trouvé dans la justice de son pays un allié providentiel: les autorités russes tardent à fournir à la Suisse les renseignements promis, et le temps joue clairement en défaveur de l'accusation dans ce dossier explosif qui compromet des personnages très influents.
Pour que les Suisses puissent inculper Vitali Kirillov de blanchiment, il leur faut montrer que ce dernier s'est rendu coupable d'une infraction préalable dans son pays. Dans les années 90, l'inconnu qu'était Vitali Kirillov a brassé des milliards de dollars en exportant du pétrole russe sur les marchés internationaux. Il a eu cette position uniquement à l'attribution par l'Etat de permis d'exportation d'hydrocarbures à sa société RAO MES. La justice le soupçonne d'avoir usé de corruption pour obtenir ce très lucratif privilège. De plus, sa société a participé au financement de toutes sortes de projets publics pour la plupart inaboutis. Selon l'ancien procureur général russe Youri Skouratov, elle a servi à financer la restauration du Kremlin, un chantier à 460 millions de dollars qui aurait directement profité à la famille de l'ancien président Boris Eltsine par l'intermédiaire des sociétés tessinoises Mabetex et Mercata.
Afin d'étayer ses soupçons, la justice genevoise a très tôt demandé aux autorités russes de lui fournir des informations concernant les activités passées de Vitali Kirillov. Sa première requête date déjà d'il y a un an et demi. Par deux fois, la Russie a fourni des renseignements qualifiés de «très partiels». En mai dernier à Appenzell, lors d'une rencontre entre autorités judiciaires russes et suisses, le dossier Kirillov a de nouveau été abordé et la Russie a promis de remettre aux autorités genevoises les renseignements demandés d'ici à la fin juillet. Sans résultat pour l'instant: les informations se font toujours attendre, ce qui compromet sérieusement la poursuite de l'enquête. Le représentant du Parquet général russe, Nikolaï Volkov, n'a pas évoqué le sujet lors de la conférence de presse qu'il a donnée à l'occasion de son récent passage en Suisse. Le juge d'instruction vient de demander à l'Office fédéral de la police d'insister à nouveau auprès de Moscou.
La passivité de la justice russe peut étonner. Car Vitali Kirillov, dont la société a failli sombrer lors du naufrage financier russe d'août 1998, doit beaucoup d'argent à beaucoup de gens. Le directeur des affaires présidentielles russes sous Boris Eltsine, Pavel Borodine, l'a même accusé l'an passé d'avoir volé 40 millions de dollars à l'administration du Kremlin. Mais ces reproches n'ont eu aucune suite judiciaire. Vitali Kirillov a entretenu ou continue à entretenir des liens avec des personnalités russes influentes: l'ex-premier ministre Viktor Tchernomyrdine, qui a accordé à la RAO MES ses premiers quotas, l'ancien vice-premier ministre Oleg Soskovets, des fonctionnaires du Ministère du commerce extérieur, et l'oligarque Roman Abramovitch, très actif dans la finance et le pétrole, qui entretient de bonnes relations avec le président Vladimir Poutine.
Le soutien principal de l'homme d'affaires se nomme pourtant Alexis II, patriarche de Moscou et chef de l'Eglise orthodoxe russe. Bien que le clergé nie avec vigueur toute implication dans le commerce de pétrole, le département de gestion du patriarcat était actionnaire à 40% de RAO MES, l'autre actionnaire étant un ancien sovkhoze (ferme d'Etat) nommé «la voie vers le communisme». En 1995, Alexis II s'est rendu à Genève en compagnie de Vitali Kirillov pour inaugurer l'«Initiative culturelle russe», une fondation privée. L'Eglise orthodoxe russe possède aussi des intérêts dans la banque et l'importation de cigarettes.
Du côté des anciens défenseurs de Vitali Kirillov, on reproche à la justice genevoise son acharnement: «A Genève, désormais, il suffit de mouvements d'argent importants et d'un nom russe pour déclencher une procédure.»