Les Trois Suisses, Guillaume Tell, Winkelried… le cortège patriotique fédéral défile au masculin. Pour trouver quelques héroïnes, en cette semaine du 1er Août, il faut aller dans les cantons. Qui sont-elles, qu’ont-elles fait au juste et comment leur gloire arrive-t-elle jusqu’à nous? Réponses avec Gilberte de Courgenay, la Mère Royaume, la reine Berthe et sainte Marguerite Bays. 

Episodes précédents:

La reine Berthe, je la connais depuis tout petit. C’est simple, ma mère est de Payerne. Le bourg vaudois est sans nul doute, sur le vaste territoire qu’occupa le second royaume de Bourgogne, celui qui a rendu l’hommage le plus vibrant à son ancienne souveraine, qui y est enterrée. Enfant, au musée local, j’ai vu la «selle de la reine Berthe». Son siège, donc, lorsqu’elle chevauchait la grasse plaine de la Broye, quenouille en main, tresses blondes au vent, allant distribuer son aumône aux pauvres de ses Etats.

Pour remonter aux sources de notre héroïne, il faut plonger avec courage dans le haut Moyen Age et explorer les décombres de l’empire de Charlemagne. Entre France et Germanie, ce royaume de Bourgogne, dit aussi de Bourgogne transjurane ou d’Arles, va constituer durant un siècle et demi (882-1032) une zone tampon s’étendant de Bâle à la Méditerranée et recouvrant toute la Suisse romande.

Rodolphe II de Bourgogne cherche à s’agrandir au nord-est, mais il se heurte aux ambitions territoriales de Burchard II de Souabe, qui règne sur les deux rives du lac de Constance. Burchard gagne une bataille, en 919 près de Winterthour, et, dans l’accord de paix qui suit, donne sa fille en mariage au vaincu. Devenue reine de Bourgogne, Berthe de Souabe mènera la vie itinérante des souverains de son temps, avec des séjours réguliers à Lausanne, Genève et Saint-Maurice, où les monarques bourguignons se font couronner.

Découverte miraculeuse

La réputation de Berthe comme bonne reine est attestée ici ou là dans les temps modernes, mais c’est le XIXe siècle qui fera de la dame du Xe un grand personnage, en lien direct avec la constitution du canton de Vaud (1803). En quête de figures d’identification, le jeune Etat hésite même, brièvement, entre la reine médiévale et le major Davel. Les écrits du pasteur Bridel fixeront son caractère et sa légende. En 1817, lors de travaux dans l’abbatiale, on découvre, presque un miracle, la tombe de la reine. Les ossements sont transférés en grande pompe dans l’église paroissiale, puisque le chef-d’œuvre de l’art roman est alors occupé par la prison et la caserne des pompiers.

Après cela, Berthe sera de toutes les manifestations patriotiques. En 1888, dans une toile nostalgique, le peintre Albert Anker parachève l’icône en la représentant avec de jeunes fileuses, débordant de maternelle attention. Tout en faisant peu de cas de la reine elle-même, le mouvement nationaliste et intellectuel de la Ligue vaudoise, né dans les années 1930, mettra sur son emblème la lance du royaume de Bourgogne, «pour rappeler la période des rois rodolphiens où le Pays de Vaud est devenu le centre politique d’un Etat rhodanien».

Adieu à la quenouille

Mais à partir de la seconde moitié du XXe siècle, la statue de la princesse souabe ne fait que s’effriter, sous les coups de sape de la recherche historique. On sait aujourd’hui que les ossements de 1817 lui ont été attribués sans la moindre preuve; que le fameux testament, qui avait tant fait pour la gloire de la reine morte et passé pour le plus ancien document historique du canton de Vaud, est un faux fabriqué plus de cent cinquante ans plus tard par des moines de Payerne cherchant à défendre leurs droits acquis face à l’autorité de Cluny. Non seulement le testament était faux, mais son sceau avait été mal interprété. C’est tout simplement un sceptre que la reine porte sur ce morceau de cire anachronique, pas une quenouille.

L’enterrement de Berthe à Payerne, entre 957 et 961, n’est pas contesté, même si l’on ne sait pas exactement où. Mais on ne peut attribuer à la reine aucun acte politique, aucun rôle notable, sinon dynastique. La «femme sans qualités», résume, paraphrasant Musil, l’historien Kurt Messmer, spécialiste de l’histoire dans l’espace public.

En l’état actuel de la science, ce n’est pas Berthe, mais Adélaïde, sa fille, la véritable fondatrice de l’abbatiale de Payerne. Adélaïde! Celle qui sera impératrice du Saint Empire romain germanique, et même régente de celui-ci. Celle qui sera promue au rang de sainte cent ans après sa mort. Celle qui est sur le point d’éclipser définitivement sa génitrice, renvoyée à l’obscurité des reines transjuranes.

Tout fraîchement – et somptueusement – restaurée, l’abbatiale de Payerne en apporte la meilleure illustration. Dans l’itinéraire de visite, qui se parcourt en vingt stations, la mère n’est plus guère mentionnée qu’en coup de vent, alors que, dans l’une des animations, on voit et entend la fille nous conter sa vie de grande figure d’Europe occidentale.

«C’est notre Guillaume Tell»

Dans la déroute, la bonne Berthe peut encore compter, à Payerne, sur quelques chevaleresques défenseurs. Rémy Gilliand, journaliste à l’hebdomadaire La Broye, et Jean-Claude Juriens, un photographe et passionné d’histoire locale, sont de ceux-ci. Ils ont consacré une large place à cette figure tutélaire dans une brochure sur l’histoire de leur ville et plaident pour elle chaque fois qu’ils en ont l’occasion. «On lui a donné des tas de pouvoirs, puis elle a été discréditée par les historiens, nous expliquent-ils. C’est un mythe, mais nous nous la sommes appropriée, c’est notre Guillaume Tell. Il est toujours bon d’avoir une reine, elle ne va pas mourir avec nous!»

La petite, c’est la tombe de Berthe quand elle était petite, la grande celle de Berthe quand elle était grande

Jean-Louis Kaenel, ancien conservateur à l’abbatiale de Payerne

Ma visite d’enfant à l’abbatiale s’était conclue par des salutations à Jean-Louis Kaenel, le conservateur de l’époque, que ma mère connaissait. C’était un érudit autodidacte, qui savait très bien que la selle de Berthe datait au mieux des guerres de Charles le Téméraire et dont l’humour a laissé un souvenir vivace. Dans la nef, il se plaisait à montrer aux visiteurs deux pierres tombales voisines, l’une plus longue que l’autre. «La petite, c’est la tombe de Berthe quand elle était petite, la grande celle de Berthe quand elle était grande», expliquait ce pince-sans-rire.

Au moins notre héroïne a-t-elle laissé son empreinte dans la langue régionale, et ce n’est pas rien. C’était du temps où la reine Berthe filait, dit-on pour évoquer un passé prétendument meilleur, et en tout cas suffisamment lointain pour lui laisser le bénéfice du doute.


A lire: «Vaud se trouve un nom (VIe-Xe siècles)», par Gilbert Coutaz, dans Histoire vaudoise (BHV/Infolio, 2015).


Berthe de Souabe en neuf dates

Vers 907 Naissance de Berthe, fille du duc Burchard II de Souabe et de Regelinda.

922 Mariage avec Rodolphe II, roi de Bourgogne.

Vers 925 Naissance de son fils, le futur Conrad III.

Vers 931 Naissance de sa fille, Adélaïde.

937 Mort de Rodolphe II de Bourgogne. Veuve, Berthe se remariera avec Hugues d’Arles, roi d’Italie.

961 Adélaïde fait enterrer sa mère à Payerne. Le prétendu testament daté du 1er avril de cette année-là est un faux, forgé plus de 150 ans plus tard.

1032 Le second royaume de Bourgogne est annexé au Saint Empire.

1888 Albert Anker peint «La reine Berthe et les fileuses».

1903 La reine Berthe en vedette lors des festivités du centenaire du canton de Vaud.