René Felber: «C’était l’un des derniers sages»
mort de nelson mandela
Agé de 81 ans, l’ancien ministre des Affaires étrangères raconte la fin de l’apartheid et la résistance des banques

En mai 1990, trois mois après sa libération, Nelson Mandela est venu à Genève, siège de l’Organisation mondiale du travail, puis s’est rendu à Berne, où il a rencontré le ministre des Affaires étrangères d’alors, René Felber. L’ancien conseiller fédéral, aujourd’hui âgé de 81 ans, témoigne.
– A cette époque, la Suisse n’appliquait pas les sanctions de l’ONU contre l’Afrique du Sud. Néanmoins, c’est en Suisse que Nelson Mandela a fait sa première visite pour la remercier du rôle qu’elle a joué pour sa libération. Comment expliquez-vous cette contradiction?
– Je l’explique par deux raisons. Nous avons été les premiers à aider substantiellement les townships par l’aide au développement. Nelson Mandela le savait. Par ailleurs, sur le plan politique, il savait que je m’étais assez durement disputé avec le président Pieter Botha, qui était le dernier président de l’apartheid. Il m’a très clairement dit qu’il regrettait que la Suisse n’ait pas appliqué les sanctions. Mais il savait aussi que j’avais tenté un exercice difficile auprès des banques, qui consistait à leur demander de réduire leurs affaires avec l’Afrique du Sud.
– Quel souvenir gardez-vous de votre tête-à-tête en juin 1990?
– C’était presque un accident. Nous n’étions pas informés d’une visite officielle. Il est arrivé avec un petit avion. On nous a dit qu’il se rendait à Genève et qu’il ne pouvait pas passer par la Suisse sans s’arrêter à Berne. Nous sommes allés l’accueillir à l’aéroport de Belp. C’était en fin de journée, il pleuvait énormément. Sous la pluie, nous l’avons accompagné à la Maison de Watteville. Il trouvait qu’il faisait très sombre dans les rues de Berne. C’était sa première visite à l’étranger, sans avertissement préalable, sans protocole spécial.
– Quel souvenir gardez-vous de l’homme?
– C’était un homme doux, calme, absolument pas révolté. Il a passé vingt-sept ans en prison et il en est sorti en disant: il n’y aura pas de vengeance, il n’y aura pas de sang, il n’y aura pas de révolution. C’était très émouvant. On ne peut que s’incliner. C’était l’un des derniers sages. On peut le comparer à Gandhi.
– Avant cela, en octobre 1988, alors que la Suisse était associée à des démarches visant à faciliter sa libération, vous avez rencontré Pieter Botha. Que lui avez-vous dit?
– Je ne me souviens pas des termes exacts. Mais la discussion avait été très dure. Pieter Botha ne comprenait pas que nous luttions contre l’apartheid. L’Afrique du Sud avait de bons contacts économiques avec la Suisse et il ne comprenait pas que moi, René Felber, je lui dise que je n’étais pas d’accord avec sa politique et que je dise qu’il devait rétablir les droits des Noirs. Il s’est fâché très durement. Il a quitté l’entretien. Le lendemain, le ministre des Affaires étrangères, Pik Botha, m’a téléphoné pour me présenter ses excuses en me disant: nous allons changer.
– Cette discussion a-t-elle retardé la libération de Nelson Mandela comme on l’a souvent dit?
– Je ne crois pas. Pik Botha me disait que les choses avançaient. Mais il a fallu attendre l’arrivée du président Frederik De Klerk. C’est lui qui est venu nous annoncer ici en Suisse que la politique de l’apartheid arrivait à la fin.
– Vous étiez alors en rupture avec la position officielle du Conseil fédéral.
– J’étais en rupture, mais avec l’accord du Conseil fédéral, qui mesurait très bien la difficulté de maintenir cette politique. Mais une bonne partie de l’économie, en particulier les grandes banques, était contre tout assouplissement. C’est pour cela que j’ai convoqué les directeurs de la SBS, d’UBS, de Credit Suisse. Ils sont tous venus discuter de ce problème avec moi.
– Quelles sont les erreurs que la Suisse a commises durant le temps de l’apartheid?
– Je crois que la recherche permanente de la souveraineté et de la neutralité absolues de la Suisse qui ne se mêle jamais des affaires internationales, qui veut rester indépendante dans son jugement l’a probablement conduite à s’isoler et l’a amenée à négliger ce qui se passait là-bas. C’est cette fiction de l’indépendance totale de la Suisse qui nous a gênés.
– Les archives de l’époque ne sont toujours pas ouvertes. Quel est votre avis à ce sujet?
– J’en ignore les raisons profondes. Je pense que ce pauvre Conseil fédéral subit des pressions. Qui ces archives vont-elles mettre en cause? L’économie.