Réouverture des écoles: la mauvaise humeur de l’Arc lémanique
Épidémie
Alors que les écoles doivent rouvrir le 11 mai, des dissensions se font sentir en Suisse romande. Les syndicats vaudois et genevois sont plus opposés qu’ailleurs et les conseillers d’Etat attendent de Berne des instructions claires

En Suisse romande, l’annonce de la réouverture des écoles a été accueillie au mieux avec circonspection, au pire avec consternation. Tout se passe comme si, après quelques semaines d’enseignement à distance auquel la majorité des professeurs s’est remarquablement adaptée, on aurait souhaité prolonger l’affaire jusqu’à la fin de l’année scolaire. Pourtant, n’en déplaise à certains, l’école reprendra bien le 11 mai prochain. Reste à voir comment.
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Dans le canton de Vaud, la conseillère d’Etat Cesla Amarelle, qui n’a jamais caché son scepticisme quant à la faisabilité d’une réouverture sanitairement sûre, affiche ses doutes: «Je crains malheureusement que Berne ne détermine des modalités peu précises. Pourtant, pour les cantons il est essentiel de savoir si la distance de deux mètres entre élèves doit ou non être respectée ou si d’autres modalités sont admissibles. Si la réponse devait être non, je pense que beaucoup de gens auraient des interrogations compréhensibles. Je me réjouis de la réouverture des écoles, qui en soi est une bonne nouvelle, notamment pour les élèves qui ont de la peine à travailler à la maison pour divers motifs, mais nous sommes prudents. Ce n’est pas à nous de faire des choix sanitaires.»
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«Selon l’âge des enfants»
Le problème, c’est que, pour l’heure, seul un principe général de réouverture est sur la table. Si les Alémaniques peuvent peut-être s’en contenter, c’est un sujet d’affliction pour les Romands, qui appellent de leurs vœux des instructions claires en appui de cet ordre de marche. Un espoir que nourrit aussi la conseillère d’Etat genevoise Anne Emery-Torracinta, qui répète depuis le début de la crise que Berne est aux commandes, donnant par là l’impression que son canton est attentiste. Lundi, en détaillant en conférence de presse les modalités de validation de l’année scolaire, elle se montre plus optimiste que son homologue vaudoise: «A notre connaissance, les normes de l’OFSP devraient arriver. Alain Berset a parlé de plans de protection, ceux-ci varieront probablement selon l’âge des enfants.»
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Devant les incertitudes, les syndicats ont naturellement embrayé avec force. Dans une interview à 24 heures, le président de la Société pédagogique vaudoise, Grégory Durand, affirme «qu’il ne sera pas possible de rouvrir les classes le 11 mai», à défaut d’obtenir des recommandations sanitaires claires sur le port des masques ou la distance sociale. Un coup de gueule qui restera sans effets, puisque les cantons n’ont d’autre choix que d’obtempérer au Conseil fédéral. Lequel doit encore avaliser son désir exprimé par une décision formelle le 29 avril. Nul doute qu’elle viendra.
Le Syndicat des enseignants romands (SER) le sait bien, qui a pris acte de la volonté du gouvernement. Mais il dénonce une décision «qui ne s’appuie pas sur une caution scientifique» et demande que cette reprise soit sécurisée, préparée et précisée, sans précipitation, afin de garantir la sécurité sanitaire.
«Nous sommes conscients de l’existence d’un Röstigraben»
Or chacun sait que la chose est un exercice acrobatique dont le succès est loin d’être garanti. Mais on sait aussi que le virus ne disparaîtra pas par magie la veille de la rentrée scolaire prochaine et qu’on ne peut pas fermer les écoles jusqu’à ce qu’on ait trouvé un moyen de le neutraliser. Deux visions s’affrontent donc, et l’Arc lémanique se distingue quelque peu des autres cantons romands et de la Suisse alémanique par une vision plus sécuritaire et étatiste. Patrick Mathys, responsable de la division des maladies infectieuses à l’OFSP, ne saurait mieux le dire: «Nous sommes conscients de l’existence d’un Röstigraben à propos de la crise sanitaire, en particulier du retour à l’école, mais une solution nationale est nécessaire.»
Dès cette semaine, les départements romands vont devoir plancher sur la manière de procéder, pour satisfaire une exigence de coordination et éviter ainsi que les écoles n’avancent en ordre dispersé. C’est pourtant la crainte des cantons les moins timorés: «Mon vœu est de réussir à coordonner au niveau romand cette reprise, mais je ne sais pas si on y arrivera, note Jean-Philippe Lonfat, chef du service valaisan de l’enseignement. Jusqu’ici nous avons beaucoup travaillé ensemble, donc j’ai bon espoir.»
On sent le Valais plus en phase que Vaud et Genève quant à cette réouverture: «Nous sommes contents d’avoir un calendrier de reprise, poursuit Jean-Philippe Lonfat. Il faudra bien recommencer un jour. Les mêmes questions se poseront au mois d’août si on décide d’attendre.» Il note aussi que les trois semaines qui restent avant l’échéance devraient être suffisantes pour trouver des solutions.
«Leurs peurs sont légitimes»
Au pragmatisme énergique des uns répond donc la méfiance dubitative des autres. Si cette différence d’approche s’observe entre la Suisse alémanique et la Suisse romande, elle se vérifie aussi à l’intérieur de cette dernière, dans une moindre mesure. Comment se fait-il? Certes, Vaud et Genève déplorent davantage de malades du coronavirus que les autres cantons latins. Ensuite, la force de frappe syndicale de l’Arc lémanique est plus forte qu’ailleurs.
Encore qu’il faille nuancer, à entendre Monika Maire-Hefti, conseillère d’Etat neuchâteloise: «Même si les réactions ont peut-être été moins fortes que sur l’Arc lémanique, les syndicats d’enseignants et les associations de parents d’élèves neuchâtelois ont aussi fait part de leurs inquiétudes. Je comprends leurs peurs, elles sont légitimes. Nous sommes en train de mettre sur pied un concept de protection et attendons les précisions du Conseil fédéral, afin de savoir quelle marge de manœuvre les cantons auront. Il est à mes yeux important que nous arrivions à uniformiser ces mesures au niveau romand.»
«Une bonne nouvelle»
En Valais, si le message des syndicats reflète aussi des doutes, le ton est plus conciliant: «Nous pouvons envisager une ouverture des classes, si l’on nous donne des précisions sur le nombre d’élèves par classe, les horaires ou les transports, estime Olivier Solioz, président de la SPVal, la Société pédagogique valaisanne. Nous avons besoin de tout cela pour dire clairement oui ou clairement non et éviter les discussions de café du Commerce.»
A Fribourg en revanche, les feux sont au vert: «La réouverture des écoles est une bonne nouvelle, estime Gaétan Emonet, président de la Fédération des associations fribourgeoises d’enseignants (FAFE). L’enseignement à distance est très exigeant et de nombreux enfants connaissent des situations familiales difficiles. Il fallait pouvoir reprendre avant les vacances d’été pour pouvoir boucler sereinement la fin de l’année scolaire, même s’il y a beaucoup de questions à régler.»
Des positions loin d’être uniformes, qui manifestent aussi une différence de culture politique et de rapport à l’Etat. La responsabilité individuelle est plus chère aux Alémaniques, la santé publique plus chère aux Romands. La pression des milieux économiques alémaniques est souvent vue, de Suisse romande, comme du cynisme; en sens inverse, la considération des Latins pour l’Etat providence consterne les Alémaniques. De ces divergences, le Conseil fédéral a tenté jusqu’ici de faire la synthèse, avec un certain succès. La réouverture des écoles est un examen de plus sur cette ligne de crête.