Reportage à Strasbourg, auprès de cette Suisse européenne qui s’ignore
Conseil de l'Europe
AbonnéC’est une institution dont personne ne parle: le Conseil de l’Europe, dont on célèbre ce week-end les 60 ans de l’adhésion de la Suisse. De Denis de Rougement à Damien Cottier en passant par Dick Marty, les Suisses y ont souvent joué un rôle très actif

L’ONU et son Conseil de sécurité à New York? Bloqués! L’OSCE à Vienne? Tout aussi impuissante face à l’agression russe en Ukraine! Ayant exclu la Russie de ses membres en mars 2022 déjà, le Conseil de l’Europe reste ainsi la seule enceinte internationale capable d’actions concrètes pour lui réclamer des comptes. Pour la première fois depuis dix-huit ans, il réunira les 16 et 17 mai prochains tous les chefs d’Etats et de gouvernements à Reykjavik lors d’un sommet qui s’annonce historique.
A la fin avril, la préparation de cet événement était presque l’unique thème de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE). D’emblée, la ministre des Affaires étrangères islandaise, Thordris Kolbrun Gylfadottir, donne le ton: «Nous devons faire preuve de plus de courage en renonçant au confort», assène-t-elle. L’heure d’une remise en question a sonné: «Après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, nous avons choisi la complaisance pour privilégier les relations économiques avec elle», reconnaît-elle. Dans la foulée, l’Irlandaise Siofra O’Leary, première femme à présider la Cour européenne des droits de l’homme souligne à son tour le point de bascule qu’a atteint l’institution: «Nous devons stopper le recul de la démocratie. Le sommet de Reykjavik doit être le point de départ pour un Conseil de l’Europe plus fort.»
Le Conseil de l’Europe, combien de divisions? Parfois confondue avec l’UE dont la Commission prend toute la lumière à Bruxelles, cette institution passe sous le radar des médias bien qu’elle soit sa sœur aînée, et elle lui a même donné son drapeau aux 12 étoiles dorées sur fond de ciel bleu. Certes, elle n’est qu’un soft power avec ses 46 Etats s’étant tous engagés à respecter la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Mais sa Cour, unique au monde, s’affiche comme le dernier rempart de la protection des droits de ses citoyens, qui sont de plus en plus nombreux à la solliciter pour réclamer justice.
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Une institution en quête de renaissance
Dans cette enceinte en quête de renaissance, la Suisse a toujours joué un rôle très actif, même si elle a tardé à y adhérer. En ce 6 mai, elle célèbre précisément les 60 ans de son intégration. Comme toujours frileuse en matière de politique étrangère, elle ne s’est pas intéressée aux «Etats-Unis d’Europe» que Winston Churchill avait pourtant esquissés chez elle, à Zurich en 1946. Et pourtant! Rappeler les personnalités helvétiques qui l’ont marquée, c’est aussi écrire l’histoire d’une Suisse européenne qui s’ignore.
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Car dans l’immédiat après-guerre, un Neuchâtelois figure parmi les visionnaires qui font souffler un nouvel esprit humaniste: l’écrivain, philosophe et professeur Denis de Rougemont. En mai 1948, lors du Congrès de La Haye qui porte le Conseil de l’Europe sur les fonts baptismaux, c’est lui qui rédige et lit le «message aux Européens». On assiste à l’avènement d’une Europe des valeurs, qui précédera l’Europe de la reconstruction économique, incarnée par la future Union européenne (UE).
Trois quarts de siècle plus tard, à la suite de l’envahissement de l’Ukraine par la Russie, c’est un autre Neuchâtelois qui travaille pour le Conseil de l’Europe: Damien Cottier, qui préside la délégation suisse, mais surtout la Commission juridique et des droits de l’homme de l’institution. En janvier dernier, c’est lui qui a présenté un rapport très critique envers la Russie. Non seulement il y dénonce des «crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité», mais il ajoute que «la rhétorique russe visant à justifier l’agression présente les caractéristiques d’une incitation publique au génocide».
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Au Palais de l’Europe où siège l’APCE, les visages sont graves. Tout le monde est conscient que le Conseil de l’Europe sera jugé à l’aune de ses actions concrètes. Le sommet de Reykjavik devrait accélérer deux processus: acter un registre international des plaintes et des dommages des victimes, ce qui devrait se faire assez vite à La Haye, et soutenir la création d’un tribunal ad hoc pour juger les crimes de guerre. Cette dernière question est beaucoup plus délicate, car elle ne se limitera probablement pas au rayon d’action du Conseil de l’Europe. «Plus ce tribunal sera universel, et plus sa légitimité sera grande», affirme Damien Cottier.
Poutine, le traducteur de Sobtchak en Suisse
Que s’est-il passé avec la Russie? Ici encore, c’est un Suisse qui s’est battu corps et âme pour qu’elle adhère au Conseil de l’Europe: Ernst Mühlemann (PLR/TG). Une personnalité à la fois charismatique et curieuse de toutes les cultures, à tel point qu’on lui avait collé l’étiquette de «ministre des Affaires étrangères de l’ombre». Directeur du centre de formation de ce qui était à l’époque l’Union de banques suisses, il fait la connaissance de Mikhaïl Gorbatchev lors d’un voyage à Moscou en 1981. Il est charmé par le dirigeant soviétique qui lui affirme vouloir sortir de la guerre froide et remplacer la confrontation par la coopération.
Dans les années 1990, le Thurgovien se rend plusieurs fois par an en Russie, où il rencontre le maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak, qu’il invite au centre de formation de l’UBS avec son traducteur, qui n’est autre que Vladimir Poutine, alors son adjoint! Lorsqu’il siégera à l’APCE, le Thurgovien sera rapporteur de la commission qui prône l’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe. «La tâche la plus difficile de ma vie», confiera-t-il. Mission accomplie en 1996.
A Strasbourg, beaucoup le disent. Dans les années 1990, il était juste d’accueillir la Russie dans la famille européenne, mais l’arrivée au pouvoir de l’ancien chef des services secrets Vladimir Poutine a totalement changé la donne. «Rétrospectivement, cette adhésion est un échec. Il était illusoire de croire qu’un pays adepte d’une politique de puissance se convertisse à la pratique de coopération internationale basée sur les valeurs universelles», confie en aparté un très bon connaisseur de l’institution.
Ces valeurs, le Conseil de l’Europe – au budget annuel de 480 millions d’euros dont 11 millions versés par la Suisse – les cultive dans un triptyque quasi religieux: démocratie, Etat de droit et droits de l’homme. Et la Suisse est l’un des rares pays à les incarner depuis près de deux siècles, à l’image d’un enquêteur aussi courageux qu’incorruptible qui va à son tour marquer l’institution: Dick Marty (PLR/TI), dont plusieurs des rapports vont faire sensation. C’est lui qui révèle les prisons secrètes de la CIA en Europe et le trafic d’organes pour financer la lutte de l’indépendance du Kosovo.
Autant de «missions impossibles» que personne ne voulait assumer, à vrai dire. Mais comme le Tessinois a l’expérience d’un procureur s’étant frotté à la criminalité économique et qu’il est de surcroît résident d’un pays neutre et non membre de l’OTAN, il est tout désigné.
Effectivement, la tâche est compliquée. «Pour ce qui est des prisons secrètes, tous les gouvernements des pays impliqués ne voulaient pas coopérer car ils avaient des accords secrets avec la CIA», se rappelle-t-il. Ses deux rapports de 2006 et 2007 amènent des preuves, mais ils suscitent surtout le malaise tant au sein de l’UE, qui ne prend aucune sanction, qu’aux Etats-Unis. Il faudra sept ans pour qu’une commission du Sénat américain confirme les faits. Lorsqu’il enquête au Kosovo ou en Tchétchénie, il sait qu’il prend des risques, de sorte que de strictes mesures de sécurité doivent être prises: «J’ai parfois voyagé dans des convois de 12 voitures, dont deux limousines semblables.»
Avec le recul, Dick Marty se réjouit du rôle que continue de jouer le Conseil de l’Europe en tant qu’enceinte d’apprentissage de la coexistence et de la coopération: «La démocratie et l’Etat de droit ne sont jamais acquis. Ils requièrent une vigilance de tous les instants», dit-il avant d’émettre un souhait: «Les juges de la Cour des droits de l’homme doivent sortir de leur tour d’ivoire pour entamer un dialogue avec les députés qui eux doivent veiller à ce que leurs décisions soient appliquées dans leur pays.»
C’est bien là le problème: sur le papier, la grande force du Conseil de l’Europe réside dans sa Convention européenne des droits de l’homme, qui s’accompagne d’un mécanisme de suivi des arrêts de la Cour. «Mais le système s’érode, car de plus en plus d’Etats font de la résistance dans l’application des arrêts de la Cour», regrette un juge. La Turquie a ainsi été condamnée à plusieurs reprises pour l’emprisonnement clairement politique de Selahattin Demirtas et d’Osman Kavala. La Cour a aussi désavoué la Pologne qui viole l’indépendance de la justice. Sans que rien ne bouge dans ces pays.
Quand la Suisse se fait épingler par la Cour des droits de l’homme
La Suisse, elle, se doit d’être exemplaire. Même si elle n'est condamnée que dans 1,6% des cas, ceux où elle l'est ont toujours un certain retentissement. Par exemple dans l’affaire d’Howald Moor, décédé en 2005 d’un cancer dû au contact de l’amiante dans le cadre de son travail dans les années 1970. Le Tribunal fédéral (TF) avait rejeté les demandes de réparation de ses proches, jugeant l’affaire prescrite. Mais la Cour de Strasbourg l’a obligé à réviser cet arrêt. Par la suite, le parlement a étendu le droit de prescription de dix à vingt ans. Quant au Conseil fédéral, il a proposé de créer une fondation pour les victimes de l’amiante en Suisse.
Autre cas qui a défrayé la chronique, celui de Max Beeler, un veuf père de deux jeunes filles, qui s’est plaint de ne pas toucher une rente aux mêmes conditions d’octroi que les veuves. Après avoir perdu devant le TF en Suisse, il a obtenu gain de cause à Strasbourg en 2022, ce qui a contraint le Conseil fédéral à suspendre immédiatement la discrimination pour tous les veufs. Quant au parlement, il devra réviser la loi sur l’AVS à ce sujet.
Mais le jugement le plus attendu de la Cour n’est pas encore tombé. Il concerne la plainte des Aînées pour le climat, qui ont défendu leur cause le 29 mars dernier. Jamais encore la Cour ne s’est penchée sur la question climatique. Si elle devait entrer en matière, ce serait une bombe dans toute l’Europe.
A Strasbourg, la délégation suisse auprès de l’ACPE siège quatre fois par année durant une semaine. Elle est épaulée par une représentation permanente, dirigée par l’ambassadeur Claude Wild, qui encadre les nombreux experts engagés dans le cadre de groupes de travail spécifiques liés aux quelque 200 conventions existantes. Elle est composée de 12 membres qui n’y font pas du tourisme. Un siège à Strasbourg, compte tenu de toutes les commissions qui se tiennent à Paris, c’est au minimum 40 jours de travail, soit huit semaines par année.
Outre Damien Cottier, la femme suisse qui monte à Strasbourg, c’est Sibel Arslan (Les Vert·e·s/BS). Elle n’y siège que depuis trois ans, mais elle est déjà l’une des 20 vice-présidentes de l’assemblée. A vrai dire, avec ses racines de femme kurde de nationalité turque avant d’acquérir le passeport suisse, elle s’est vite fait un réseau, ce d’autant plus qu’elle parle six langues. «Ce n’est pas si difficile: la Suisse a bonne réputation ici: elle est crédible, fiable, sans agenda caché», sourit-elle. Mais les défis à relever sont grands: «Sur le climat, la politique n’avance pas, elle retarde tout. J’espère vivement que le sommet de Reykjavik fasse de ce thème une priorité.»
De son côté, Ada Marra (PS/VD) est à l’origine d’un rapport sur les sans-papiers qu’elle est en passe d’achever. Membre de plusieurs commissions, dont celle de la santé sociale, de l’égalité et de la migration, elle est dans son élément. «Je crois aux droits humains et le Conseil de l’Europe est l’un des meilleurs endroits pour les défendre», déclare-t-elle. Durant les auditions auxquelles elle a procédé, elle a pris garde de «mettre l’humain au centre», ce que les grandes organisations internationales, dans leur propre logique de fonctionnement, ont tendance à oublier. Dans son rapport, elle prônera des programmes de régularisation avec de bonnes pratiques.
C’est bien sûr l’UDC, représentée par quatre élus, qui se montre la plus critique envers l’institution de Strasbourg. «Ici, on fait trop de discours et de rapports. Certaines délégations ne considèrent cette enceinte que comme une machine de propagande pour les intérêts de leur pays», regrette Roland Rino Büchel (UDC/SG). Interrogé sur la plainte des Aînées pour le climat, il hausse les épaules: «Pour moi, la sanction du peuple suisse qui a rejeté la loi sur le CO2 aura toujours plus de légitimité qu’un arrêt de la Cour de Strasbourg».
Dans la capitale alsacienne, la session a pris fin le 28 avril. Les Suisses ont regagné leurs pénates en trois à cinq heures, tandis que la présidente de la délégation ukrainienne, Maria Mezentseva, a eu besoin de vingt-trois heures – via Francfort, Varsovie, Lviv et Kiev – pour rejoindre Kharkiv où elle réside. La guerre, qu’on croyait anachronique, fait à nouveau rage en Europe. Né des cendres d’Auschwitz, le Conseil de l’Europe est aujourd’hui confronté à celles de Boutcha. Pour lui, l’heure de vérité sonnera à Reykjavik. «De deux choses l’une, résume Damien Cottier, soit nous baissons les bras et le Conseil de l’Europe ne sert plus à rien, soit nous croyons à ses valeurs et réussissons à renforcer ses moyens. Pour ma part, je veux y croire.»