Chez Guido Coiffure, au nord de Lausanne, Claude Novelli et Catherine Besse sont à pied d’œuvre. Armé d’une longue règle pliable, le premier arpente les lieux en mesurant à tout va. «Là, c’est dommage, il y a 1,50 m entre ces deux chaises. Il faudra en enlever une, je pense.» La seconde répond au téléphone toutes les cinq minutes: «Mardi. Très bien. Vous avez un masque à apporter?» Installés dans le quartier de la Migros de Chailly depuis toujours, les frère et sœur de bientôt 60 ans ont connu bien des aventures. Pourtant, en quarante ans de carrière, ils n’avaient jamais vu ça.

Quelques jours avant le retour des clients, les quinquagénaires sont toujours dans le flou. Comment respecter les mesures sanitaires dans ce métier si tactile? Le Conseil fédéral a enfin répondu à une partie de leurs inquiétudes ce mercredi en édictant un «manuel général pour la préparation des entreprises». Il revient toutefois à chaque branche de l’interpréter selon ses contraintes. Et pour les as du ciseau, le temps presse. Entre plaisir de revenir aux affaires et crainte de la maladie, reportage chez votre coiffeur du coin.

En Suède pour sauver sa couronne

Guido Coiffure a dû fermer pendant exactement quarante et un jours. Si cela n’avait dépendu que des clients, ses deux gérants n’auraient cependant jamais cessé de travailler. «On m’a appelée plusieurs fois pour des coupes, confirme Catherine Besse en riant. J’ai cédé une fois. Avec un masque.» Pour faire patienter les plus pressés, certains salons ont mis en place des ateliers en ligne supervisés par leurs professionnels. Cela n’a cependant pas calmé toutes les ardeurs. Comme l’a récemment révélé un journal suédois, certains Suisses sont allés jusqu’à Stockholm pour une mise en pli. Le Royaume n’a en effet jamais interdit les ravalages de couronne.

On nous a rabâché l’importance des distanciations sociales pendant des semaines. Et puis, d’un coup, l’annonce tombe: les coiffeurs peuvent rouvrir. Alors que nous ne pouvons évidemment pas pratiquer à 2 mètres des clients

Damien Ojetti, patron de Coiffure Suisse

Pour les échevelés moins fortunés, la tondeuse est cependant au bout du tunnel. Le téléphone portable de Catherine chauffe: «La plupart des clients sont pressés de venir, dit-elle. On prend en priorité les rendez-vous qu’on a dû annuler. L’agenda se remplit vite.» Beaucoup d’entre eux font partie des classes dites à risque. «Un bon nombre d’octogénaires nous ont déjà contactés», confirme la coiffeuse. Quelle attitude adopter envers eux? «On ne refusera personne, dit Claude. Si on ouvre, on ouvre pour tout le monde.» D’autant qu’un grand nombre de clients sont des habitués. «Et nous avons aussi un rôle de psychologue de quartier, rappelle Catherine. Certains coutumiers nous ont même appelés ces dernières semaines pour le simple plaisir de bavarder. On se réjouit de les retrouver.» Pour se préparer à la reprise en diminuant les risques, les deux compères ont dû composer avec des informations particulièrement lacunaires.

«Pas la moindre information pour se préparer»

Car, à l’instar de tous les autres salons du pays, Guido Coiffure navigue à vue. «Nous sommes jetés dans l’eau froide, s’insurge Damien Ojetti, patron de Coiffure Suisse qui chapeaute environ 3000 membres en Suisse. Nous avions pourtant formulé un concept de protection dès le 7 avril. A ce jour, je n’ai toujours pas eu le moindre contact avec le Conseil fédéral. Pas même un accusé de réception.» Face à la tempête, le président central raconte une semaine de folie.

«Je ne comprends pas que nous soyons traités de la sorte. On nous a rabâché l’importance des distanciations sociales pendant des semaines. Et puis, d’un coup, l’annonce tombe: les coiffeurs peuvent rouvrir. Alors que nous ne pouvons évidemment pas pratiquer à 2 mètres des clients. On a eu dix jours pour se préparer. Sans aucune information. Le secrétariat a reçu jusqu’à 600 coups de téléphone par jour. Des quatre coins du pays.»

Anticipant le chaos, la faîtière a fort heureusement pris de l’avance, édicté ses propres règles et créé une plateforme permettant aux salons de se procurer le matériel nécessaire. Mais les délais ont été courts et, deux jours avant la reprise, Damien Ojetti résume la situation ainsi: «Certaines entreprises auront été prévoyantes. Chez les autres, c’est le branle-bas de combat.»

«Pas non plus une opération à cœur ouvert»

Catherine et Claude appartiennent heureusement à la première catégorie. Ils sont parés. «Nous porterons des gants et un masque, détaille la première. Et je demande aux clients d’en apporter un eux aussi. Mais s’ils n’en ont pas, nous en aurons pour eux.» La coiffeuse s’est également procuré un lot de dix visières, dont l’usage est recommandé par la branche pour certains soins. Ce qui fait un peu rouler des yeux son frère. Les mains sur les hanches, Claude ne compte pas se harnacher au-delà du raisonnable: «On ne va pas faire une opération à cœur ouvert non plus. J’estime qu’un masque et elle est belle! Nous, on risque assez peu.» Voyez, dit-il, en allant se placer derrière un large siège en cuir, «on est derrière la personne, la probabilité que le client nous postillonne dessus est plutôt faible. A moins qu’il éternue très fort, ce qui m’est arrivé une fois. Mais là, tout le monde sera masqué. Il ne faut pas non plus trop en faire.»



La question des distances est un autre casse-tête. Coiffer à 2 mètres est illusoire mais les clients doivent pouvoir tenir cette distance entre eux. Comment organiser le salon? «Je n’aime pas trop les scotchs, dit Claude. Mais on fera la circulation! Les rendez-vous sont pris de manière échelonnée pour éviter que trop de monde ne soit là au même moment. La salle d’attente n’a que deux chaises bien espacées et on supprime les journaux. Pour le reste, on va fermer un fauteuil sur deux. Et quand quelqu’un doit laisser une coloration reposer, on le mettra à l’écart où on peut.» Çà et là, des chaises solitaires ont été dispersées pour faire patienter ces derniers à l’écart. Tout emplacement sera désinfecté entre deux clients.

«Nous avons aussi acheté des linges et des peignoirs jetables, ajoute Catherine. On lave de toute façon tout entre deux clients, mais on a peur que certains refusent une serviette qui aurait pu avoir été utilisée par quelqu’un d’autre avant eux. Ce n’est pas très écolo mais c’est comme ça.» Outre les gants, masques, visières et autres, il a fallu se procurer de l’eau de javel pour laver les peignes, du désinfectant pour les mains et des tasses en plastique pour le café. Coût total: 800 francs. De quoi tenir deux mois environ.

Un été sans vacances

«Ça coûte cher», soulignent les deux tenanciers. Pour payer ses factures, Claude a pu obtenir un «prêt Covid». Catherine attend encore. Car s’ils travaillent et possèdent ensemble le salon, chacun opère en tant qu’indépendant. «Pendant longtemps, on pensait ne rien toucher du tout de la part du Conseil fédéral, dit Claude. Pour finir, on aura les APG, c’est déjà pas mal. Sinon, j’ai écrit à la gérance pour demander de ne pas devoir payer le loyer d’avril. On verra. Et puis les deux apprenties sont au chômage partiel.» A la maison depuis cinq semaines, ces dernières auront pu garder la main grâce à une «tête» en suivant des cours à distance. Comme les employés doivent également respecter les distances de sécurité entre eux, il est prévu qu’elles prennent leur pause à la cafétéria et Claude et Catherine dans un petit bureau.

Le point sur le droit du travail

L’équipe de Guido coiffure a cependant la chance de pouvoir reprendre son activité au complet. «On a de la place et on n’est pas beaucoup, salue Claude. Mais certains collègues devront se passer de la moitié de leur personnel.» Les deux gérants considèrent qu’ils s’en sortent plutôt bien. Malgré des pertes conséquentes: 15 000 francs de revenu en moins depuis la mi-mars. Et la reprise sera lente. «Seules quatre des huit places disponibles pourront être utilisées», dit Catherine. «Il n’y aura pas de vacances cet été», conclut son frère. Aux tracas financiers s’ajoute l’appréhension face au virus. «On est mis au front, dit Catherine. Financièrement, on est évidemment d’accord de recommencer. Mais on se fait quand même du souci pour notre santé.» Moins inquiet malgré ses 59 ans, son frère est philosophe: «Je pense qu’on va de toute façon tous finir par être infectés.»

Une rentrée placée sous l’œil de Guido

En attendant lundi, l’heure est aux derniers détails. Et au temps du Covid-19, tout est compliqué: «Je me demande s’il ne faudrait pas acheter des sparadraps pour faire tenir les masques sur le visage des clients, s’interroge Catherine. Comment tu veux faire une couleur avec la ficelle qui passe sur le côté?» Perplexe, Claude hausse les épaules. «Et puis le portemanteau, poursuit sa sœur. Est-ce que ça va si les vestes des clients se touchent les unes les autres?» Nouveau haussement d’épaules. «Qui sait?» dit Claude. En noir et blanc au-dessus de la caisse enregistreuse, feu Guido n’a pas non plus la réponse. Après trente ans de coiffure aux côtés de ses enfants, le père fondateur semble toutefois faire confiance à ses héritiers. Malgré ce déluge de contraintes, ils trouveront les solutions qui s’imposent. Sans couper les cheveux en quatre. Nettes. Et bien dégagées sur les côtés.