Ils rêvent d’une école jamais réformée. De classes où les élèves les moins doués seraient regroupés pour ne plus importuner les meilleurs. Ils appellent aussi à la mort des «dogmes gauchisants». Les membres de l’UDC ont lancé le 23 octobre leur offensive sur le primaire, contre le plan d’études prévu par la Conférence des directeurs cantonaux de l’Instruction publique et pour en finir «avec la crise de l’école publique». Comme souvent quand l’UDC s’empare d’un thème, le débat risque d’enflammer le pays. En Suisse romande, il secoue déjà l’Arc lémanique, laboratoire des réformes les plus audacieuses. Dans le canton de Vaud, l’initiative «Ecole 2010» réclame déjà le retour à une école traditionnelle: le peuple votera en 2011. A Genève, pro et anti-notes se sont déchirés jusqu’au retour de ces dernières en 2006. Mais que reproche-t-on à l’école d’aujourd’hui?

«En trente ans, j’ai vécu toutes les réformes. Chacune a empiré la situation. A mon sens, il suffirait de décréter qu’à la fin de la première année, tous les enfants savent lire et que ceux qui ne savent pas recommencent. A mon époque, quand on n’avançait pas, on doublait. On m’a appris à me surpasser. Aujourd’hui, on amène les enfants à se «sous-passer.»» La réflexion n’émane pas d’un UDC. Mais du conseiller national PDC Jacques Neirynck, ex-professeur à l’EPFL.

A l’heure où la nouvelle loi scolaire élaborée par la ministre socialiste Anne-Catherine Lyon est à l’étude au Grand Conseil, le parlementaire s’inquiète de l’avoir vue défendre le système d’une voie unique au secondaire, pour remplacer les trois voies actuelles que défend l’initiative Ecole 2010. «Mettre tous les élèves dans la même classe relève de l’obstination soviétique: on veut formater les enfants», s’emporte Jacques Neirynck. La conseillère d’Etat a fait un pas en arrière: elle défend désormais un système à deux voies.

Fer de lance d’Ecole 2010, Jean-François Huguelet est professeur à l’école professionnelle commerciale. Son initiative se bat contre le regroupement des élèves, pour la réintroduction des notes dès la première primaire, pour la fin des cycles de deux ans et le retour d’un découpage en degrés annuels, et pour une pédagogie explicative et non centrée sur l’élève. Le leitmotiv? «Stop aux réformes!» Surtout à l’heure où HarmoS se met en place dans le pays: «Cela ne doit pas être l’occasion de recommencer à réformer», prévient Jean-François Huguelet, qui dénonce «la mainmise des pédagogues» sur l’Ecole vaudoise.

«Pédagogues» et «réformes», les mots sont brandis comme des épouvantails par les partisans du retour à une école traditionnelle. Ils font référence à un idéal consistant à offrir à tous les élèves les mêmes chances, quels que soient leurs origines ou milieu social. Cet objectif a popularisé le socio-constructivisme, qui affirme que l’élève construit lui-même ses connaissances. Et la méthode globale d’apprentissage de la lecture, qui montre aux enfants comment reconnaître le mot, considéré comme un idéogramme, au lieu déchiffrer l’alphabet.

«Le socio-constructivisme est devenu une doxa chez certains et c’est un peu gênant», reconnaît Marcel Crahay, professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de Genève, la fameuse FAPSE décriée pour son idéologie par les opposants aux réformes lors du débat sur les notes. D’autant que le but n’a pas été atteint: «Le mouvement progressiste des années 60-70 pour la démocratisation des études a permis de généraliser la formation postobligatoire, mais n’a pas réduit les inégalités sociales de réussite», reconnaît le sociologue Walo Hutmacher, ancien directeur du Service de la recherche en éducation et l’un des pères de la rénovation du primaire au bout du Léman.

Pour certains, on est allé trop loin. «Comme souvent, le besoin justifié de réformes a conduit à des excès», observe Marc Comina, directeur de l’agence de relations publiques Farner pour la Suisse romande. Tout n’était pas bon dans l’école d’antan: «Il y avait une autorité à la grand-papa excessive: se faire taper sur les doigts avec la règle ou subir dictée sur dictée, illustre-t-il. On a eu raison de vouloir donner plus de place à l’interprétation qu’au par cœur. Mais aujourd’hui, le laisser-faire l’emporte. On n’ose plus utiliser le mot discipline.»

Marc Comina fustige aussi l’introduction de la phonétique dans l’apprentissage du français, «une absurdité puisque la langue française ne s’écrit pas comme elle se prononce. On fait de la phonétique pour favoriser les petits étrangers au détriment des petits Suisses, avec pour conséquence de produire à la chaîne des analphabètes». Comme l’UDC, il est favorable à des classes spéciales pour les non-francophones, où l’on utiliserait la phonétique, tandis que les autres apprendraient la langue de Molière de manière traditionnelle.

Les réformes auraient fait baisser le niveau des élèves en français, affirment ses détracteurs. En Suisse, les recherches chiffrées manquent toutefois pour préciser la situation. Tout le monde se réfère à l’étude internationale PISA, qui désillusionnait le pays en 2000 par ses piètres résultats en lecture.

Pierre Dominicé a passé plus de trente ans à la FAPSE, et l’ancien professeur observe avec attention les parents d’aujourd’hui qui attendent trop de l’école. Il comprend leurs craintes: «Les préoccupations égalitaires de l’époque étaient légitimes, mais elles peuvent amener à une baisse du niveau des exigences pour que tout le monde puisse suivre. Au départ, les élèves n’ont pas les mêmes ressources: compenser les différences est une tâche nécessaire mais difficile.»

Genève et Vaud, champions ès réformes, se tiennent la main en queue du peloton PISA. Fribourg et Valais, où l’on pratique la vieille école, cartonnent. Un hasard? Directeur de la HEP-Bejune, qui regroupe Berne, le Jura et Neuchâtel, Jean-Pierre Faivre constate que «pour l’instant, nous sommes à l’abri des champs de tension. Dans ces trois cantons, l’école est allée moins loin que certaines orientations prises dans l’Arc lémanique». Président de la Société pédagogique fribourgeoise, Gaétan Emonet fait la même analyse: «Notre école est plus traditionnelle. On ne fait pas d’expériences à outrance, on se rattache à des valeurs simples.»

Mais des facteurs sociologiques pèsent aussi: les problèmes d’intégration auxquels sont confrontés Genevois et Vaudois sont moindres dans les cantons plus ruraux. Et c’est cela qui attend l’école: «Comment intégrer les élèves d’origines diverses et de milieux sociaux moins favorisés?» interroge Marcel Crahay. Comme le sociologue Walo Hutmacher, le professeur se réfère au modèle finlandais, «qui indique que la séparation des meilleurs et des moins bons n’est pas une solution. La recherche montre que la mixité sociale dans les classes bénéficie aux plus faibles et qu’en général, les plus forts n’en pâtissent pas», affirme Marcel Crahay.

«La population vieillissante ne se retrouve pas toujours dans ce que l’école est devenue. Mais la baisse du niveau est un slogan qui a fait son temps au XIXe», ajoute Walo Hutmacher. Pas sûr que ces affirmations convainquent les mécontents. Pour le conseiller national UDC Oskar Freysinger, enseignant en Valais, l’école doit être immuable: «Elle devrait être en résistance contre le nivellement par le bas.»

Dans les exécutifs, on ne cède pas à la panique. La Vaudoise Anne-Catherine Lyon estime que l’UDC «ressasse un vieux thème». Le temps du socio-constructivisme et autres méthodes globales est révolu, les HEP doivent désormais garantir la diversité des approches, assure-t-elle. Les moyens d’enseignement sont conçus à l’échelle romande, et l’Ecole se prépare à l’harmonisation. Le ministre genevois Charles Beer acquiesce, en qualifiant l’offensive UDC de «grêle après les vendanges»: «A Genève, les grandes batailles vont désormais dans le sens de plus de discipline.» Après le retour des notes au primaire et des sections au cycle d’orientation, le canton se prépare à réintroduire l’école le mercredi matin, notamment pour muscler l’enseignement du français. Le socialiste l’assure: «Changer la société par l’école est un idéal qui a vécu. C’est en amenant les élèves à une certification qu’on leur offrira des débouchés.»