Les riches, une love-story suisse
enquête
L’initiative fiscale du PS, soumise au vote le 28 novembre, menace-t-elle notre pacte séculaire avec les grandes fortunes?
Quand le jour baisse, à l’heure de sortie des bureaux, le quartier Bellevue, à Zurich, offre un spectacle étincelant. Des Ferrari noires et rouges se parquent devant des cafés aux dimensions palatiales; les sapins de Noël clignotent devant le décor bling-bling de la confiserie Felix; la jeunesse dorée écluse du champagne dans les bars, sous le regard blasé de banquiers qui regagnent leurs maisons de banlieue. On trouve peu d’endroits où la prospérité de la Suisse de l’après-crise s’affiche de façon aussi éclatante.
Dans le recoin d’un restaurant, un homme à cravate rose et lunettes d’écaille jauge cet étalage de luxe avec scepticisme. Hans Kissling, ancien statisticien en chef du canton de Zurich et membre du Parti socialiste, a été le premier, en 2008, à dénoncer la «féodalisation» de la Suisse * et la mainmise croissante qu’y exercent les super-riches. Il attend avec impatience le 28 novembre, jour du vote sur l’initiative du PS pour «des impôts équitables», qui propose d’instaurer un impôt minimal sur les revenus supérieurs à 250 000 francs. Un «oui» créerait un choc presque révolutionnaire, en rompant le pacte plus que séculaire entre la Suisse et les grandes fortunes.
«Il y a quatre ou cinq ans, on trouvait encore des bistrots normaux par ici, mais ça n’existe plus, déplore Hans Kissling. En vingt ans, la ville est devenue méconnaissable. Seuls les riches peuvent vivre dans certains quartiers.» La tendance est appelée à s’accélérer: «Dans les trente prochaines années, 900 personnes en Suisse vont hériter de plus de 100 millions de francs. Tous les trois mois, en moyenne, une personne héritera de plus d’un milliard. Ces gens auront réellement le pouvoir d’un prince féodal. Pour eux, ça ne coûte presque rien d’investir plusieurs millions dans une campagne référendaire.»
Juste au-dessus du quartier Bellevue, en haut de la vieille ville, l’entrepreneur et héritier du groupe pharmaceutique Merck, Frank Binder, va construire une monumentale villa avec piscine souterraine et parking pour 12 véhicules. «Les habitants étaient contre, mais les promoteurs ont investi des centaines de milliers de francs en affiches, ils ont recruté des personnalités du monde culturel, et le projet a passé de justesse, regrette Hans Kissling. Ce vote a été acheté!»
Cette indignation n’est pas isolée. Partout en Suisse, le ressentiment envers les grandes fortunes se propage, regrette un banquier zurichois qui souhaite rester anonyme: «L’espoir pour tous de devenir riche a été remplacé par la jalousie.»
Jusqu’à présent, la mentalité suisse était accommodante. «Ici, si vous êtes fortuné, vous avez la possibilité de vivre dans un système qui respecte votre réussite, estime Pierre Condamin Gerbier, un gérant de fortune français installé à Genève. C’est un facteur d’attractivité largement aussi important que la feuille d’impôt. En Suisse, contrairement à la France, on a compris que la richesse de l’un ne fait pas la pauvreté de l’autre.»
La Suisse entretient une relation unique avec la richesse. Elle abrite, avec les vieilles familles bâloises (le Daig), une des plus anciennes oligarchies du monde. La part des dynasties familiales dans l’économie y est particulièrement importante – elles contrôlent environ un tiers des sociétés cotées. Sa structure de richesse a peu varié au cours du XXe siècle, grâce à l’absence de guerre et d’impôts punitifs pour les riches. En 2007, la portion de richesse détenue par le 1% le plus fortuné de la population atteignait environ 40% – chiffre identique à ce qu’il était en 1972, ou en 1936.
La politique suisse de séduction des riches – impôts bas, concurrence fiscale entre cantons, secret bancaire – n’est pas née d’un plan délibéré, mais de «fenêtres d’opportunités sur lesquelles on saute», rappelle l’historien lausannois Sébastien Guex. L’idée, formulée par le banquier Adolf Jöhr dès 1912, est d’assurer la prospérité du pays en le transformant en «aimant» pour capitaux: franc fort, paix sociale et impôts bas les attirent, ce qui permet de baisser les impôts, ce qui attire de nouveaux capitaux, etc. «On est moins que jamais en train de sortir de ce cercle, estime Sébastien Guex. La réussite actuelle du capitalisme suisse est impressionnante. Et le différentiel d’impôt avec le reste de l’Europe va encore augmenter…» Impression confirmée par un avocat genevois actif dans l’accueil d’étrangers fortunés: «En ce moment, les gens continuent à arriver, des Français qui ont peur de la fin du bouclier fiscal, ou des Anglais qui n’ont pas envie de payer 50% ou plus à cause du plan d’austérité.»
Cet afflux est une aubaine pour le nombre croissant de sociétés spécialisées dans le service aux plus fortunés: Privilege Agency, Time for you, Zenitude, Groom services, 295 Park… «Un jet privé, s’il est utilisé intensivement, occupe une personne à plein temps», rappelle un connaisseur du secteur de l’aviation de luxe. C’est ce qu’on appelle l’effet de «ruissellement», ou trickle-down: la prospérité des plus riches rejaillit jusqu’au bas de l’échelle, à la manière d’une pyramide de flûtes de champagne sur laquelle on verserait bouteille sur bouteille.
Dans certains endroits, on frise l’overdose. Sur les hauts du lac de Zurich, dans le paradis fiscal schwyzois de Feusisberg, le mètre carré de terrain constructible se négocie 3500 francs – il faut débourser plus de 3 millions pour un terrain standard, sans maison dessus.
Pour l’instant, les principales victimes de cette surchauffe sont des gens aisés. «Le plus riche met 7 millions pour un truc qui en vaut trois, celui qui a trois millions achète ce qui valait 1,5 million avant, résume l’avocat précité. Mais la population elle-même n’est pas touchée.»
Des résistances se sont toujours manifestées en Suisse contre la mainmise des super-riches – qu’on se souvienne de la critique de Ramuz contre le Suisse «portier d’hôtel». Elles se sont réveillées ces dernières années, à mesure que s’affirmait une nouvelle génération de super-riches, moins modeste que les vieilles lignées calvinistes.
Il y a d’abord eu le refus vaudois d’abolir l’impôt sur les successions, en 2004, puis l’abolition du forfait fiscal à Zurich, en février 2009, le débat public sur les bonus excessifs et les «profiteurs», né de la crise financière. Et ce n’est qu’un début: Hans Kissling et quelques autres préparent déjà une initiative demandant un impôt fédéral sur les successions. Il espère que ce texte, qui devrait épargner les agriculteurs et les PME familiales, mobilisera largement, y compris au centre droit.
Le premier test sera la votation du 28 novembre sur l’initiative fiscale socialiste. «Je ne crois pas qu’elle passera, confie le dirigeant d’un parti bourgeois. Les derniers sondages [confidentiels] sont meilleurs que les premiers. La campagne du non ne fait que commencer. Et vous allez voir, il y a des millions dans cette campagne.»
* Hans Kissling, «Reichtum ohne Leistung», Zurich, Ed. Rüegger, 2008.