Communément, on appelle cela les étrennes genevoises. Chaque année, à l’approche des fêtes, le canton verse une coquette somme aux départements de l’Ain et de la Haute-Savoie, au titre des fonds frontaliers. Le montant 2012 approche les 240 millions de francs, soit 5 millions de plus que l’an dernier. Il devrait encore être à la hausse en 2013, le nombre de frontaliers titulaires d’un permis G ne cessant de croître (+12% de septembre 2010 à septembre 2012). C’est en 1973, après d’âpres négociations entre Genève et ses voisins français, que la compensation financière genevoise a vu le jour. Elle provient de l’impôt à la source perçu sur les revenus des frontaliers. Genève encaisse 600 millions mais ristourne aux départements 3,5% de la masse salariale brute des frontaliers. La Haute-Savoie touche 76% de la somme, l’Ain 24%, l’écart s’expliquant par le nombre nettement plus élevé de frontaliers dans le premier département. «Sur nos 300 000 actifs, 70 000 se rendent chaque jour dans le canton de Genève», précise Christian Monteil, président du Conseil général de Haute-Savoie. Pendant longtemps, ces fonds furent dispatchés comme suit: 60% vers les communes, 20% vers le département et 20% en crédits cantonalisés. Où est injecté tout cet argent? «Il a trop servi à dorer les lampadaires des communes, ironise Claude Barbier, conseiller municipal vert de Viry. On s’est lancé dans des travaux non nécessaires comme la construction luxueuse de salles des fêtes, comme s’il fallait se comparer à Genève. Dans le même temps, les communes ont omis d’acquérir un peu de réserve foncière, sans doute parce que cela n’attire guère l’électeur. Résultat, elles achètent aujourd’hui des terrains qui, il y a dix ans, étaient nettement moins chers.»

Pour mieux contrôler les dépenses, la Haute-Savoie a décidé en 2011 de réduire de 5% la part communale et de près de moitié la part cantonalisée, ceci afin de financer davantage de grands projets départementaux liés notamment aux enjeux environnementaux, au logement, à la mobilité, à l’emploi et aux écoles. Une commission du Conseil général détermine les affectations. «L’intérêt général régional doit primer sur les intérêts communaux, voire parfois électoraux», justifie Antoine Vielliard, conseiller général MoDem (centre) de Haute-Savoie. Christian Monteil précise: «36 millions d’euros ont été ainsi mieux ventilés en 2012, dont 7 qui ont été octroyés au CEVA, autant pour le désenclavement du Chablais, 5 pour la Compagnie Générale de Navigation, 3 pour l’assainissement des eaux.» Maire de Ferney-Voltaire (1597 frontaliers, 3,15 millions d’euros de fonds frontaliers), François Meylan estime «que sans la compensation genevoise, on ne ferait rien, sinon assurer le fonctionnement de la commune». Il poursuit: «Cet argent finance les transports publics, notamment les lignes transfrontalières, des équipements comme les écoles et le conservatoire.» A Savigny (750 habitants, 230 frontaliers), 40% du budget du village, soit 300 000 euros, proviennent de la rétrocession genevoise. «Ça paie par exemple 20 logements sociaux, la rénovation de sept classes et de l’achat de foncier», souligne Christian Burnier, le maire. Qui confie que «ça aide aussi à la modernisation de la mairie, dont les travaux ont commencé en septembre». Son homologue de Saint-Cergues (800 frontaliers, 770 000 euros de fonds genevois) alloue ces étrennes à l’investissement: «C’est une règle, je proscris les frais de fonctionnement, l’argent va vers les infrastructures et les projets de type mobilité.»

En temps de crise, ces fonds sont une bouée. Ils représentent désormais la première ressource dans beaucoup de communes, dépassant la taxe d’habitation (TH) et les dotations d’Etat (DGF). Exemple à Neydens: 536 635 euros en fonds frontaliers, 312 621 en TH et 226 583 en DGF. Cet argent est si convoité qu’il a été à l’origine d’un différend entre l’Ain et la Haute-Savoie, cette dernière réclamant 80% de la totalité des fonds au lieu de 76%. Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur, a tranché et annoncé que la répartition restait identique.

Le revers de la médaille, pour toutes ces communes, c’est la pénurie locale de main-d’œuvre. «Il y a un tel attrait de la Suisse que l’on assiste à un déshabillage de nos entreprises», témoignait récemment Raymond Bardet, maire de Ville-la-Grand, dans les colonnes du journal Le Messager. Genève qui, selon les termes de l’accord de 1973, possède un droit de regard sur la ventilation de la compensation financière, ne l’exerce pas. Le Service des affaires extérieures qui traite les relations confédérales, européennes et transfrontalières a indiqué au Temps qu’il ne communiquait pas sur ce sujet. «Nous ne sommes, en fait, pas redevables à Genève, lance Hubert Bertrand, maire de Saint-Genis-Pouilly, car, dans le même temps, nous accueillons aujour­d’hui sa population qu’elle est incapable de loger. Il nous faut donc construire et prévoir plus d’infrastructures.» De son côté, Antoine Vielliard relativise le jackpot emporté chaque année par la France voisine: «Ces montants sont dérisoires par rapport aux 600 millions de francs conservés par Genève pour lesquels le canton n’assume que très peu de charges publiques.» L’élu de Saint-Julien-en-Genevois rappelle par ailleurs «que la non-déclaration d’environ 20 000 habitants résidant officieusement en France mais officiellement à Genève constitue un manque à gagner d’environ 40 millions de francs dans cette rétrocession».

«Cet argent a trop servi à dorer les lampadaires des communes»