Le rocambolesque retour à Genève d'un manuscrit signé Jean Calvin
GENEVE
Le Musée international de la Réforme expose depuis hier une lettre inédite de Calvin. Le texte, qui éclaire le réformateur d'un jour nouveau, suscite les convoitises de l'Etat.
Sous verre, protégé de la lumière, il a retrouvé sa place, à quelques pas de la cathédrale Saint-Pierre à Genève. Le Musée international de la Réforme (MIR) a dévoilé mardi avec fierté le manuscrit autographe de Jean Calvin qu'un groupe de mécènes a, en son nom, racheté aux enchères en juillet dernier.
Une sourde querelle
Décrite comme l'heureux et juste retour d'une pièce du patrimoine sur son lieu d'origine par Isabelle Graesslé, la directrice du musée, l'exposition de cette lettre conclut l'itinéraire rocambolesque d'un document passé en de nombreuses mains depuis cent cinquante ans. Pourtant l'affaire nourrit, aujourd'hui encore, une sourde querelle entre l'Etat de Genève et le jeune musée, qui a ouvert ses portes en 2005. Car, sur fond de négociations et d'échanges diplomatiques, c'est la question de la propriété du document qui divise l'Etat et l'institution privée.
Aux sources de la controverse, le vol de la lettre aux Archives d'Etat au XIXe siècle. L'épisode, qui pourrait passer pour une simple anecdote, semble pourtant peser d'un poids insoupçonné sur le destin de la République: loin d'alimenter une obscure querelle d'experts pour la possession de quelque poussiéreux griffonnage, l'affaire mobilise en haut lieu. C'est en effet le conseiller d'Etat Laurent Moutinot, par ailleurs fort occupé à assurer la sécurité du canton, qui aurait pris part aux discussions avec le Conseil de fondation du musée.
La scandaleuse rapine
L'affaire est-elle donc si grave? Il faut remonter loin pour en juger. Tout commence entre 1819 et 1841, lorsque James Galiffe profite de son poste d'adjoint à la Commission des archives pour soustraire certaines pièces non cataloguées et se constituer une collection personnelle.
Dans le lot des documents subtilisés figure la lettre de Jean Calvin datant de 1545 exposée depuis hier au MIR. Il s'agit d'un rapport concernant le suicide d'un certain Jean Vachat. Calvin y décrit, à l'intention du lieutenant de police, son intervention auprès du mourant, qui se repent de son geste, considéré alors comme un blasphème et un crime.
Le texte se distingue avant tout par le sujet qu'il aborde. «Les manuscrits de Calvin ne sont pas si rares, note Pierre Flückiger, archiviste de l'Etat ad interim. Celui-ci a la particularité d'évoquer le suicide.» Et de révéler «le visage humain» de Calvin, selon Isabelle Graesslé. «Il y avait certes le théologien, cassant et intransigeant, mais aussi le pasteur.» Dans son rapport, Calvin invite en effet le mourant «à se consoler en la grâce de Dieu». Il ira jusqu'à plaider pour que l'homme soit enterré dans le caveau familial. Mais les autorités en décideront autrement, et le malheureux Vachat sera inhumé aux alentours du gibet.
Autre particularité, la lettre ne figure pas dans les «opera calvini» et est restée inédite à ce jour, selon Isabelle Graesslé. Alors que le reste de la procédure criminelle dont elle est extraite a été restitué aux Archives en 1915, celle-ci avait préalablement été cédée à un particulier. C'est en 2003 que ses descendants décident de la mettre en vente.
L'Etat impuissant
Les enchères suscitent l'émoi des Archives genevoises, qui n'ont pas oublié la rapine de James Galiffe, mais sont bien en peine de faire valoir leurs droits. «L'Etat n'a pas les moyens d'enchérir aux frais des contribuables pour sauver son patrimoine», déplorent-elles sur leur site internet. Sans se priver de critiquer ceux qui, selon elles, s'enrichissent de fort contestable manière: «Il n'est ni élégant, ni même correct de faire commerce de ce genre de pièces.»
Des protestations qui n'empêcheront pas la transaction. La lettre échoit à un collectionneur qui réside en Suisse. Celui-ci décède en 2005, et sa famille décide de remettre aux enchères la fameuse lettre de Calvin.
Toujours impuissantes, les Archives d'Etat laissent faire. Informé, le Musée international de la Réforme s'assure pour sa part le soutien d'«un groupe de mécènes» qui souhaite rester anonyme. Et parvient à acquérir, pour 70000 livres (près de 170000 francs), le manuscrit.
Si elles saluent le retour à Genève du document vendu à Londres par Christie's, les Archives tentent depuis des mois d'obtenir du musée qu'il reconnaisse que la lettre leur appartient. Une revendication à laquelle le MIR se montre insensible.
Françoise Demole, la nouvelle présidente du Conseil de fondation du musée, assure cependant que les deux parties sont parvenues à un accord: «C'est tout récent, cela a été décidé lundi. Le musée est le propriétaire de la lettre. Mais nous allons nous assurer qu'elle ne pourra pas être saisie par des créanciers si le Musée devait cesser d'exister. Elle serait alors rendue à l'Etat.»
Perdantes, les archives n'auront guère d'autre choix que de faire bonne figure. Accuser le musée de recel, alors que le document est exposé à un jet de pierre de leurs locaux, serait fort hasardeux. Et définitivement mesquin.