Sur les sanctions russes, les avocats genevois dénoncent une atteinte «sans précédent» à l’Etat de droit
Justice
AbonnéA Genève, l’association professionnelle s’associe à une démarche entreprise à Paris et à Bruxelles pour annuler un volet des sanctions qui entraverait l’accès à la justice. Guy Parmelin balaie les reproches

Avocats de tous les pays, unissez-vous! Une véritable Internationale des barreaux, qui réunit déjà ceux de Bruxelles, Paris et Genève, se syndique pour mener une fronde contre les sanctions européennes à l’encontre de la Russie, reprises en Suisse par la Confédération. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, ces derniers dénoncent des dispositions qui entravent «gravement» l’accès à la justice et sapent les fondements de l’Etat de droit. Fin mars, ils ont conjointement saisi le Tribunal de l’Union européenne, situé au Luxembourg, d’une requête plaidant l’annulation d’une mesure «inédite», adoptée l’automne dernier, qui interdit le conseil juridique – hors procédure judiciaire – aux entreprises publiques et privées russes.
En parallèle, l’Ordre des avocats de Genève (Odage) s’est fendu de deux courriers à Guy Parmelin, conseiller fédéral qui chapeaute le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), chargé de veiller au respect des sanctions. L’association professionnelle, qui condamne avec fermeté «l’agression de la Russie» et ne conteste pas le «bien-fondé» des sanctions, s’insurge contre les coups de canif donnés au secret professionnel, dont la violation constitue une infraction pénale.
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Pour être rémunéré, l’avocat doit adresser une demande au Seco, indiquant la nature de l’activité et l’identité du client en ayant été au préalable délié du secret professionnel. «Or, le Seco est également l’autorité qui poursuit la violation des sanctions; il est donc à la fois juge et partie et aucunement une autorité habilitée à lever le secret professionnel. Par ailleurs, rien ne garantit qu’il ne partagera pas ces informations avec des Etats étrangers», expose Sandrine Giroud, vice-bâtonnière de l’Odage.
Assurances et banques rechignent
Autre problème: l’avocat a l’obligation de disposer d’une responsabilité civile. Or, pour couvrir les risques associés à des affaires impliquant des sanctions contre la Russie, certains assureurs y sont réticents, même si l’activité juridique est tout à fait légale et autorisée, poursuit Sandrine Giroud. Avec les banques, le problème se pose de la même manière pour le paiement des honoraires, ainsi que l’explique Marcel Niggli, professeur de l’Université de Fribourg, dans un avis de droit diffusé par la Fédération suisse des avocats.
D’ailleurs, pourquoi cette démarche émane-t-elle de Genève et non de la faîtière nationale? Selon nos informations, cette clientèle russe d’affaires concerne principalement les barreaux de Zoug, Zurich et Genève. Cependant, les avocats alémaniques rechigneraient à s’exposer face à l’intensité du débat autour de la façon dont la Confédération applique les sanctions. De plus, les avocats ont été fortement critiqués outre-Sarine pour s’être opposés il y a deux ans – avec succès – à leur assujettissement à la loi sur le blanchiment d’argent lorsqu’ils créent des sociétés offshores.
On entre ici dans les subtiles distinctions entre l’activité typique (défendre un client dans une procédure ou le conseiller juridiquement) et atypique (pratiques financières ou fiscales) de l’avocat. Le problème survient lorsqu’un même juriste joue sur les deux tableaux, ou se prévaut du secret garanti dans l’activité typique pour offrir des services atypiques.
C’est justement là-dessus qu’insiste Guy Parmelin dans sa réponse au courrier de l’Odage. Il rappelle que les prestations, comme l’audit, la gestion, les relations publiques ou le conseil fiscal, étaient déjà proscrites dans le cadre des sanctions. Pour lui, l’interdiction du conseil juridique, entrée en vigueur le 28 novembre dernier, constitue une atteinte «extrêmement limitée» aux droits fondamentaux.
Le doute et la question
Si un avocat défend un client sanctionné devant les tribunaux, son secret professionnel demeure garanti, estime par ailleurs le Conseil fédéral, en réponse à une interpellation du conseiller national Raphaël Mahaim (Les Vert·e·s/VD). Le gouvernement reconnaît toutefois l’existence d’un doute: en l’absence d’un précédent, seuls les tribunaux peuvent, dans un cas concret, «clarifier la question». Doute qui provient du fait qu’il n’existe pas, en Suisse, de Cour suprême contrôlant les lois de manière abstraite. En revanche, le gouvernement est catégorique: dès lors qu’un avocat s’adonne à des activités atypiques, comme la gestion de fortune ou les activités fiduciaires, il est soumis à l’obligation de déclarer prévue par les sanctions.
Plus globalement, Guy Parmelin a balayé les griefs de l’Odage, jugeant la base légale «suffisante», «proportionnée et adéquate» au vu de «l’intérêt public» qu’il y a à agir contre la Russie, coupable d’une «violation flagrante du droit international». Les avocats ne devraient pas «prêter la main à une violation des sanctions». Sans compter que dans la pratique, le Seco se montre «libéral» – terme répété à quatre reprises sur trois pages. Autrement dit, il n’y aurait rien à craindre. Enfin, l’accès à la justice est garanti, puisque les mesures ne concernent pas les situations où une société russe nécessiterait un avocat dans le cadre d’une procédure pénale, civile ou administrative.
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Pas de quoi tranquilliser les avocats pour autant. «La solution retenue est très helvétique: on adopte le principe, mais les exceptions prévues sont très larges, analyse Sandrine Giroud. Cependant, ces dernières n’enlèvent rien à l’insécurité juridique, qui conduit les avocats à pratiquer l’autocensure en renonçant à conseiller certains clients. Ce qui pose un problème fondamental d’accès au droit.»
La Suisse reprenant les mesures prises à Bruxelles, l’issue de ce combat se jouera à l’échelle européenne.